Exposé de Jean-Paul Delevoye

Dans le contexte de la crise économique et de la guerre en Ukraine, la plupart des prévisionnistes s’inquiètent moins d’une éventuelle récession que de la fragmentation des sociétés, de l’instabilité des systèmes politiques et de la fragilité des démocraties. Dans nos politiques publiques, nous raisonnons souvent en termes de budget, de technologies, de surfaces, et nous oublions que nous construisons d’abord des espérances ou des désespérances humaines. Or, aucun système politique ou économique ne peut se construire sur la désespérance des hommes. Nous avons oublié l’avertissement donné par Georges Bernanos dans les années 1930 : « La force et la faiblesse des dictateurs est d’avoir fait un pacte avec le désespoir des peuples. » Notre société, qui valorise la réussite financière et technologique, a oublié que lorsque l’on sème l’humiliation dans le cœur d’un homme, on récolte une violence que l’on ne maîtrise pas.

La surexploitation des sols, des sous-sols et des cerveaux

À l’époque où la France était essentiellement rurale, l’objectif des communautés, en exploitant le sol, était de satisfaire des besoins relativement limités. La relation au temps et à l’espace permettait une osmose avec la nature, et les croyances étaient de type animiste et symbolique.

À l’ère industrielle, on s’est mis à exploiter le sous-sol pour en tirer des matériaux et de l’énergie, dans un but qui n’était plus de satisfaire des besoins, mais des désirs rendus illimités par le consumérisme. Les gens plaçaient leurs espoirs dans le progrès, qui permettait de repousser les limites du possible.

Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les sols et les sous-sols dont on exploite ou surexploite les richesses, mais l’esprit humain. Nos cerveaux sont désormais prisonniers d’émotions fabriquées par d’autres, ce qui menace la stabilité de nos sociétés. Dans une déclaration récente, l’OTAN a d’ailleurs rajouté à la terre, la mer, les airs et l’espace, une cinquième zone de guerre possible, le cyberespace. Alors que les sociétés traditionnelles reposaient sur un socle de principes et de convictions, la société actuelle ressemble à un bateau dont on aurait scié la quille et qui, balloté par les émotions, ne serait plus en mesure de résister aux tempêtes.

La surexploitation des sols aboutit à leur infertilité. Celle des sous-sols, à l’épuisement d’un modèle reposant sur le triptyque extraction-transformation-déchets. Quant à la surexploitation et à la manipulation des esprits, elles produisent burn-out, désespérance et violence.

Remise en cause des autorités et nécessité de reconstruire la confiance

Compte tenu de cette situation, la légitimité de toutes les autorités est contestée, ce qui rend difficile la construction de projets collectifs nécessitant une vision et une incarnation. Désormais, les deux piliers de la citoyenneté identifiés par les révolutionnaires de 1789, l’impôt et le vote, sont profondément remis en cause. Que ce soit dans l’éducation parentale, l’Éducation nationale, ou encore le management des entreprises, on ne peut plus demander aux gens d’obéir : il faut obtenir leur adhésion, ce qui est beaucoup plus long et nécessite de l’accompagnement, de la sensibilisation et de la responsabilisation.

Alors que nous avons vécu dans une période d’insouciance, durant laquelle le message des élites politiques et économiques était « Dormez, braves gens, nous nous occupons de tout », nous sommes brutalement confrontés à une réalité qui remet en cause la confiance dans le progrès. Le changement climatique nous fait entrer dans des débats complexes entre croissance et décroissance, abondance et pénurie, consommation et sobriété, économie et écologie.

Pour faire face à cette situation, nous avons besoin de réapprendre l’art du compromis. Or, la culture actuelle, s’exprimant notamment sur les réseaux sociaux, incite à la radicalité plutôt qu’au compromis, à l’antagonisme plutôt qu’au partage, et à la manipulation plutôt qu’à l’adhésion. L’accès au savoir n’est pas en cause, car il est désormais universel. Si je ne comprends pas le sens d’un mot, je peux immédiatement le connaître en consultant Google. Pourtant, les familles se déchirent entre les provaccins et les antivaccins, et les plus ignorants ne sont pas les derniers à affirmer leurs certitudes.

L’aspect positif est que cette nouvelle situation nous a fait redécouvrir la notion de fragilité : personne n’imaginait que la planète était à ce point menacée, que les plus grandes entreprises pouvaient être amenées à supprimer des emplois en masse, qu’une pandémie pouvait mettre à l’arrêt la totalité de l’économie. La prise de conscience de cette fragilité peut pousser chacun à se replier sur lui-même. En Afrique du Sud, se construit un village de Blancs dont l’accès est interdit aux Noirs ; à Mexico, un quartier de riches qui exclut les pauvres ; aux États-Unis, une ville réservée aux plus de 50 ans.

Cette prise de conscience peut aussi se transformer en un formidable levier pour mobiliser les citoyens. Dans un monde devenu très imprévisible et incertain, où la course de vitesse permanente donne la prime à l’immédiateté, il faut reconstruire la confiance et, pour cela, accepter de ralentir, d’allonger le temps de la décision, mais aussi retrouver la notion de proximité, et c’est ce qui rend toute leur place aux territoires.

Avec la démondialisation, le retour des territoires

Après la seconde guerre mondiale, le traumatisme de la Shoah avait conduit, dans le but d’éviter une nouvelle guerre, à favoriser au maximum le développement du commerce mondial et, pour cela, à supprimer tout obstacle à la circulation des marchandises, des capitaux, des hommes et des idées. La mondialisation a montré ses limites et, avec la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine est en train d’accélérer un phénomène de démondialisation.

Le monde de demain sera probablement organisé autour de trois grands pôles, l’Amérique, la Chine et peut-être l’Europe, avec des formes de capitalisme très différentes. Le capitalisme américain privilégie l’individu au détriment de l’État fédéral, ce qui accroît considérablement les inégalités. Le capitalisme chinois met la banque nationale, mais aussi les entreprises privées au service de l’État, ce qui lui permet de s’inscrire dans un temps long. Le capitalisme européen est à la recherche d’une dimension humaine et environnementale.

Dans cette démondialisation, deux conceptions s’affrontent sur le rôle des territoires. Pour les uns, le territoire est simplement un lieu de consommation. Pour d’autres, il symbolise l’appartenance et l’identité, qui n’est pas contradictoire avec une identité nationale ou européenne. Je fais partie de ceux qui croient que pour être plus européen, il faut être plus français, et que pour être plus français, il faut être plus corse ou plus breton. L’identité régionale ne fait que renforcer l’appartenance nationale. Comme le disait Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes. »

Pour ma part, si j’ai accepté la proposition que m’a faite Charles-Benoît Heidsieck de présider la Fondation des Territoires, c’est que je suis convaincu que l’équilibre du monde, qui va devenir multilatéral, se fera par la force des territoires. Or, pour le moment, la France se caractérise par une vision beaucoup plus verticale que celle de nos voisins allemands. Nous devons donc chercher empiriquement comment reconstruire nos territoires et trouver un équilibre entre leurs besoins, leurs capacités et leur attractivité.

Hybrider “macro” et “micro”

La Fondation des Territoires souhaite accompagner cette démarche en jouant un rôle de révélateur, de facilitateur et de médiateur. En octobre 2021, dans le cadre d’un World café qui a réuni des acteurs très divers, nous avons réfléchi à la façon d’hybrider les contraintes du “macro” (intérêt général, politiques publiques, lois et règlementations…) et les potentialités du “micro” (spécificités territoriales, initiatives citoyennes, ancrage local…). Nous nous sommes appuyés sur les recherches que Charles-Benoît Heidsieck mène depuis plus de quinze ans dans le cadre de son association Le RAMEAU, ainsi que sur une cinquantaine d’expérimentations territoriales, conduites en France ou à l’étranger, qui ont été présentées à cette occasion.

Par exemple, en Australie, face au problème des mégafeux, certains territoires se sont appuyés sur le savoir-faire et les pratiques ancestrales des communautés aborigènes pour préserver les forêts. On voit ainsi émerger une politique macro portée par la dynamique d’initiatives micro, alors qu’auparavant, la politique macro écrasait les territoires sous la forme symbolique de ces mégafeux.

Comment la Fondation veut répondre aux besoins des territoires

L’analyse de cette cinquantaine d’expériences territoriales a mis en évidence trois grands besoins. Le premier concerne les moyens. La Fondation des Territoires y répond par un dispositif de soutien fournissant aux territoires des données (grâce à la création de l’Observatoire des partenariats), des outils numériques permettant d’analyser le potentiel des territoires et, enfin, des compétences, grâce à un réseau de 350 “catalyseurs territoriaux”, sur lequel Élodie Jullien, du Réseau des catalyseurs territoriaux, vous apportera des précisions.

Le deuxième est un besoin d’écoute. Souvent, même dans les entreprises, les innovations restent méconnues, car toute innovation est perçue comme une contestation de l’existant. Dans la sphère publique, l’innovation apparaît comme une prise de risque qui pourrait compromettre les futures élections. Or, cette prise de risque est plus nécessaire que jamais. La Fondation des Territoires répond à ce besoin d’écoute en valorisant les initiatives territoriales, en reconnaissant les métiers de la “catalyse”, en encourageant l’attention mutuelle entre acteurs.

Enfin, nous avons identifié un besoin de dialogue, surtout en France, où le débat est devenu un combat dans lequel il s’agit de terrasser celui qui ne pense pas comme vous. Le vrai défi du XXIe siècle sera celui de l’altérité et de l’acceptation de l’autre dans sa différence. Pour répondre à ce besoin, la Fondation des Territoires anime des débats et échanges entre acteurs publics et privés, peut assurer la médiation de négociations sécurisées, sources de confiance et de créativité, et propose des espaces de ressourcement, de partage et de soutien destinés, en particulier, aux catalyseurs territoriaux.

Les catalyseurs territoriaux

Élodie Jullien : Les catalyseurs territoriaux sont des personnes dont l’objectif est de répondre aux besoins du territoire en décloisonnant les écosystèmes locaux, en créant des liens entre différents acteurs et en suscitant le dialogue entre eux. En France, nous en avons identifié 350, dont les profils sont extrêmement variés : associations de citoyens, collectivités territoriales, collectifs d’entreprises, ou encore acteurs académiques. Leur caractéristique commune est de réussir à réunir autour d’une table des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. C’est cette capacité à créer du lien qui leur permet de faire émerger des projets territoriaux, puis de les développer et de les consolider.

Ils font ainsi preuve d’une ingénierie très spécifique, que nous appelons “ingénierie du lien”. Elle est différente et complémentaire de l’ingénierie publique territoriale consistant à gérer des infrastructures et à mettre en place des dispositifs publics. Elle se distingue également de l’ingénierie de gestion de projet, car le catalyseur se situe en amont de la phase projet. Il cherche à faire en sorte que les gens se rencontrent, se connaissent, se parlent.

L’un des enjeux de la Fondation des Territoires est de qualifier très précisément cette fonction de catalyseur afin de la valoriser. Pour cela, nous avons cartographié le réseau des catalyseurs territoriaux sur une plateforme numérique et nous l’animons par des webinaires et par une rencontre annuelle qui leur permet d’échanger sur leurs pratiques et de faire progresser cette forme d’ingénierie.

Un passage progressif à l’action

Jean-Paul Delevoye : La Fondation des Territoires est née d’un processus de réflexion qui a commencé il y a seize ans, avec un passage progressif à l’action depuis trois ans autour de trois grandes missions : partager, expérimenter et éclairer.

En 2020, nous avons présenté un retour d’expérience sur des initiatives territoriales. Bien souvent, les élus voient les porteurs d’initiatives comme de futurs candidats et sont tentés de leur faire barrage. Heureusement, d’autres considèrent que ces initiatives nourrissent leur projet territorial. En 2020 également, nous avons créé le Fonds ODD17, doté de 2 millions d’euros, pour soutenir l’accélération des alliances innovantes en France, et initié la création de la Fondation des Territoires.

En 2021, nous avons lancé le programme « Fondations et territoires », pour analyser la place des fondations dans le soutien aux ingénieries locales, coconstruit la charte du Faire alliance dans le cadre d’ateliers et d’un World café, et rédigé une note de position.

En 2022, nous avons organisé des webinaires destinés aux catalyseurs territoriaux, lancé le programme de formation expérientielle « Chef de projets innovation territoriale » et mené une analyse sur les CRTE (contrats de relance et de transition écologique), en partenariat avec la démarche du Fonds ODD17.

La gouvernance de la Fondation des Territoires

La Fondation des Territoires a été créée le 14 juin 2022 sous l’égide de la Fondation de Lille, que nous avons préférée à la Fondation de France, en raison de sa dimension territoriale.

Ce projet a été soutenu par la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, Jacqueline Gourault. Le conseil de création comprend sept membres, dont cinq personnes physiques : Bettina Laville (Comité 21), Brigitte Giraud (Union nationale des centres permanents d’initiatives pour l’environnement), Jean-Paul Bailly (ancien président de La Poste), Philippe Jouanny (Fédération des entreprises de propreté) et moi-même en tant que président. Les deux autres membres sont des personnes morales, fondatrices de l’association de préfiguration : Le RAMEAU, représenté par Charles-Benoît Heidsieck, et le Réseau des catalyseurs territoriaux, représenté par Élodie Jullien. Chacun de ces sept membres représente l’un des sept écosystèmes nécessaires pour coconstruire les alliances : les élus, les institutions, les entreprises, les structures d’intérêt général, les réseaux professionnels, les catalyseurs territoriaux et les acteurs de la recherche.

S’y ajoutent un certain nombre d’acteurs institutionnels – l’ANPP (association d’élus représentant les projets de territoire, pays et pôles ruraux), la commune de Charenton-le-Pont (ville pionnière de la démarche Agir ensemble en Territoire), l’Institut pour la Recherche du groupe Caisse des Dépôts, la chaire partenariale de mécénat InterActions d’AgroParisTech – ainsi que des acteurs privés – Ana Bell Group (PME territoriale, fondatrice de l’association Persee3C et du PTCE CI&EL à Montargis), la Fédération Nationale des Caisses d’Épargne, GRDF, Groupe La Poste, le Réseau National des Maisons des Associations et la Fondation TotalEnergies (cofondatrice du Fonds ODD17).

Premiers enseignements

De tout ce travail, nous retirons un premier enseignement, à savoir que tout cela prend du temps, dans un monde qui n’accepte plus d’en perdre. Nous devons aussi montrer beaucoup d’humilité. Si l’Afrique rejette aujourd’hui la pensée occidentale, c’est, notamment, en raison de l’arrogance française qui vient lui apporter des solutions toutes faites. Nous devons, chaque fois, accepter d’épouser la réalité locale et respecter la légitimité de chacun, puis faire preuve de patience pour sensibiliser et accompagner nos interlocuteurs, en prenant en compte le temps de maturation nécessaire à chacun.

Débat

Qu’est-ce qu’un territoire ?

Un intervenant : Comment définissez-vous au juste un territoire ?

Charles-Benoît Heidsieck (président du RAMEAU) : Après des années à travailler sur cette notion, nous avons identifié cinq critères convergents pour définir un territoire. Il s’agit, tout d’abord, d’un espace naturel, dont la réalité sera très différente selon qu’il se situe en bord de mer, en pleine montagne, en zone frontalière, etc. C’est aussi un espace culturel : on ne fait pas alliance de la même façon à Lille, Paris, Marseille, Langres ou Bressuire. Troisièmement, le territoire se définit par la façon dont y vivent les projets. Le quatrième critère est l’administration d’un territoire et l’articulation démocratique entre communes, intercommunalités, départements, régions, pays, unions politico-économiques… On peut considérer la France comme un millefeuille administratif ; on peut aussi estimer qu’elle a la chance de réunir 50 % des collectivités territoriales de l’ensemble de l’Europe, ce qui facilite l’articulation entre micro et macro. Le dernier critère est celui des flux qui entrent et sortent d’un territoire : un territoire n’existe pas s’il est refermé sur lui-même.

Int. : Pour compléter la réponse de Charles-Benoît Heidsieck, je dirais qu’un territoire est à la fois une source (au sens de ses potentialités naturelles, pas toujours correctement identifiées), une ressource (au sens économique, mais aussi anthropologique) et un espace de ressourcement (notion qui permet de relier celles de source et de ressource).

Les territoires périurbains

Int. : Je travaille à l’Établissement français du sang et nous rencontrons de grandes difficultés, dans les territoires périurbains, à identifier des collectifs bénévoles qui puissent nous servir de relais pour organiser nos collectes et nous aider à nous y implanter.

Jean-Paul Delevoye : Votre témoignage me rappelle une expérience de participation citoyenne tentée avec le maire d’une commune périurbaine. Nous avions beau communiquer très largement sur l’organisation de réunions de concertation dédiées à des sujets censés intéresser la population, celle-ci ne venait pas. Quelqu’un nous a fait remarquer que nous nous placions uniquement dans une démarche d’offre et nous a conseillé de nous appuyer sur des personnes reconnues par ces communautés. Nous avons identifié ce type de profils, ici un marabout, là un dealer, et ils nous ont aidés à organiser des réunions d’appartement avec, chaque fois, quelqu’un pour servir d’interprète, car nous ne parlions pas le même langage et n’avions pas les mêmes codes. Notre pays a du mal à passer de “l’unité dans la conformité” à “l’unicité dans la diversité”.

Comment gérer les frustrations ?

Int. : Lorsque l’on demande aux habitants d’un territoire de formuler des propositions, on arrive vite à un foisonnement d’idées, que l’on ne peut pas toutes retenir. Comment éviter que certains ne se sentent frustrés (« On ne m’y prendra pas deux fois ») ?

J.-P. D. : Il faut faire comprendre aux participants que toute contribution est importante, même si elle n’est pas retenue, car elle crée une dynamique qui transforme les participants en acteurs responsables.

Cela dit, l’un des rôles des catalyseurs territoriaux est de mettre les citoyens en contact avec des experts, ce qui améliore généralement la qualité des propositions. Il est fascinant d’observer la sagesse collective des citoyens lorsqu’on leur procure le bon niveau de compétence.

Lorsque j’étais maire de Bapaume, j’ai lancé un projet d’implantation d’une usine de compostage. Dans un premier temps, je me suis heurté à l’opposition des habitants et je leur ai indiqué que, dans ce cas, j’allais créer une décharge et chercher sur le territoire un lieu où l’implanter. Le refus a été encore plus virulent. J’ai fait venir des experts de droite et de gauche, notamment Michel Barnier et Dominique Voynet, pour expliquer les différentes options de décharge, incinération et compostage, et j’ai finalement obtenu l’adhésion des habitants pour le compostage. Une fois la décision prise, des cars entiers de militants anticompostage sont venus à Bapaume expliquer aux habitants qu’ils risquaient d’attraper des cancers. Ceux-ci ont refusé de les écouter : « Nous avons toutes les informations nécessaires et nous sommes d’accord avec le projet. »

Le fait de donner le choix aux gens est essentiel. Quand ils doivent se contenter de subir les décisions, ils n’ont d’autre possibilité, pour exister, que de les contester.

Quels objectifs, quels moyens, quels indicateurs ?

Int. : Vous avez commencé votre présentation par un tableau assez sombre du monde actuel et de notre pays, ce qui laissait espérer que votre projet entendait apporter une réponse à la hauteur des enjeux. J’avoue avoir du mal à comprendre quels sont les objectifs de la Fondation des Territoires, les moyens dont elle dispose, les indicateurs sur lesquels elle évaluera son action. Dans dix ans, que comptez-vous avoir changé dans notre pays ?

C.-B. H. : La Fondation n’a pas de moyens financiers en propre. Son objectif est d’apprendre aux acteurs des territoires à faire alliance entre eux, ce qui est capital : la première des civilisations humaines dont nous ayons gardé trace, celle de l’Égypte, était fondée sur l’alliance entre le lotus et le papyrus, c’est-à-dire entre les territoires du Nord et ceux du Sud.

En 2015, lors de l’adoption des ODD (objectifs de développement durable), les pays du Sud ont insisté pour l’ajout d’un 17e objectif : Partenariats pour la réalisation des objectifs. Comme le précise le site de l’ONU : « Des partenariats inclusifs sont nécessaires pour un programme de développement durable réussi. Ces partenariats construits sur des principes et des valeurs, une vision commune et des objectifs communs qui placent les peuples et la planète au centre, sont nécessaires au niveau mondial, régional, national et local. »

Le délai de réalisation des ODD a été fixé à 2030 et notre ambition est, d’ici cette année-là, sans même attendre les dix ans dont vous parlez, d’avoir compris et de pouvoir expliquer comment on peut construire des alliances au niveau des territoires, articuler la richesse et la diversité des acteurs locaux, passer de l’action de chacun à l’interaction entre tous.

Int. : Cela me semble une ambition assez modeste, d’autant que de nombreuses autres initiatives existent, depuis longtemps, pour construire du dialogue et de la coopération entre acteurs privés et publics au niveau des territoires, comme les pôles de compétitivité, par exemple. Votre initiative est-elle à l’échelle des enjeux ?

J.-P. D. : Je ne crois pas à une solution unique : plus les initiatives sont nombreuses et mieux c’est. La Fondation des Territoires contribue à lancer des dynamiques qui sont peut-être microscopiques, mais, grâce à l’effet de levier décrit par Archimède, les initiatives microscopiques peuvent transformer le monde.

La valorisation des catalyseurs

Int. : Si vous n’avez pas de moyens en propre, votre action repose donc uniquement sur du bénévolat ?

C.-B. H. : Notre partenaire, le Fonds ODD17, finance nos expérimentations.

Int. : Vous avez évoqué le fait de valoriser les catalyseurs. Sont-ils rémunérés, et dans le cas contraire, qu’est-ce qui les fait courir ?

C.-B. H. : Ils ne sont pas rémunérés. Ce qui les fait courir, c’est leur territoire !

J.-P. D. : Ce que nous montrent les expérimentations territoriales, c’est que les catalyseurs ne sont pas à la recherche d’une valorisation personnelle. Certains considèrent même que moins on parle d’eux, mieux c’est. Les gens qui se consacrent à des projets collectifs y trouvent un plaisir d’agir qu’ils ne connaissent pas forcément dans leur milieu professionnel.

Quelle articulation avec l’action publique ?

Int. : Comment les initiatives de vos catalyseurs embrayent-elles sur l’action publique, qui doit être portée par des acteurs légitimes, c’est-à-dire élus ?

C.-B. H. : Sur un territoire, l’élu est une sorte de berger : c’est lui qui dispose de l’autorité. Pour être vraiment utile, il a besoin de “chiens de berger” qui puissent aller chercher ceux qui se tiennent à l’écart et aussi détecter ceux qui prennent des initiatives.

Lorsque j’ai cherché à rencontrer Jean-Paul Delevoye, qui était alors président du Conseil économique, social et environnemental, j’ai été reçu par son conseiller, François Rachline. Celui-ci m’a demandé si la coconstruction du bien commun, que je préconisais, était censée se substituer à la gestion de l’intérêt général. Je lui ai répondu que la gestion de l’intérêt général repose sur une capacité d’arbitrage, et que la coconstruction du bien commun permet d’anticiper et de préparer les arbitrages de demain.

Pour cela, encore devons-nous rendre cette capacité de coconstruction possible. En France, cela reste difficile, car notre droit, contrairement aux droits allemand ou anglo-saxon, considère les alliances comme un risque plutôt que comme une opportunité. C’est pourquoi nous avons déposé, il y a un an, une proposition de loi visant à donner un cadre juridique aux alliances territoriales. Ce sera notre contribution au 17e ODD. Nous ne pouvions pas inventer un dispositif de ce type de façon purement conceptuelle. Il nous fallait, très humblement, partir du terrain et de l’expérimentation concrète dans ces laboratoires que sont les territoires.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT