Exposé de Guillaumette Lecante

SGAME est une société industrielle de sous-traitance électronique basée à l’ouest de Lyon. Elle a été fondée par mon père, Jean-Claude Gas, en 1986, et reprise par moi-même en 2018. Elle est certifiée ISO 9001 depuis 2006, et ISO 14001 depuis 2010. C’est, à ma connaissance, la seule entreprise française ayant une double labellisation dans le domaine de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) : à la fois BCI ISO 26000 AAA Premium et Afnor au niveau Exemplaire. Nos trois grandes valeurs sont la qualité, l’innovation et la réactivité, cette dernière caractéristique étant indispensable pour un sous-traitant qui, par définition, figure généralement parmi les derniers maillons de la chaîne industrielle.

SGAME ne produit pas de grandes séries, mais se positionne, au contraire, sur des marchés de niche avec, pour l’essentiel, des petites et moyennes séries, d’où l’une de nos originalités, qui consiste à tout faire de façon manuelle, y compris la soudure des composants CMS (composants montés en surface) et traversants.

Nous intervenons dans quatre grands domaines. Le premier est celui des composants et cartes destinés aux produits lumineux, comme les rampes lumineuses utilisées pour la signalisation, le balisage, l’éclairage, que ce soit dans l’architecture ou l’éclairage urbain, ou encore comme les voyants lumineux signalant les demandes d’arrêts dans les autobus. Le deuxième domaine est celui des cartes destinées aux modules sonores utilisés dans les autobus, les tramways ou les voitures électriques (gongs, cloches, voix, klaxons…). Nous fournissons également des cartes placées dans des capteurs de présence, de position, d’humidité ou encore de CO₂, et permettant le traitement des données analogiques et numériques recueillies par ces capteurs. Enfin, nous produisons des cartes de pilotage de moteurs pour l’aéraulique (ouverture et fermeture des clapets de ventilateur, par exemple), les piscines, ou encore l’électroménager professionnel.

SGAME adhère à l’UIMM Lyon, au Syndicat national de la sous-traitance électronique et à deux clusters lyonnais, Cluster Lumière (pour les fabricants de produits lumineux) et CARA (pour les solutions de mobilité).

Une entreprise intégrée et prospère

Contrairement à beaucoup de nos concurrents, nous proposons des solutions totalement intégrées, de l’idée jusqu’au produit : la conception, notre bureau d’études concevant à la fois la partie hard et la partie soft de 90 % des cartes que nous fabriquons ; la prise en charge de l’industrialisation depuis le prototype et les bancs de test jusqu’à la présérie ; la fabrication de petites et moyennes séries ; et enfin les achats et la logistique tout au long du projet, de la conception à la livraison. Cette intégration de l’ensemble de la chaîne nous permet d’apporter une forte valeur ajoutée à nos produits.

Nos clients sont des industriels, des équipementiers et parfois aussi des start-up dont les projets incluent de l’électronique. Ils nous font confiance et nous entretenons des relations privilégiées avec eux, ce qui nous permet de leur proposer, en continu, des idées de nouveaux projets. Nous avons même pris des brevets avec certains d’entre eux.

À deux exceptions près, le chiffre d’affaires de SGAME a augmenté chaque année depuis sa création, avec un résultat net compris entre 12 et 15 %. En 2021, il était de 5,4 millions d’euros, pour un effectif de 20 personnes.

L’organisation “porte-avion/frégates”

À la suite de la transmission, nous avons mis en place une organisation originale, baptisée “porte-avion/frégates” – pour désigner la société SGAME, d’un côté, et les autres sociétés du Groupe, de l’autre –, qui s’est avérée très efficace.

Dans sa volonté de répondre aux besoins de ses clients, mon père a été amené, en 1997, à créer une deuxième société, RESILEC, chargée d’assurer l’étanchéité des cartes électroniques soumises aux intempéries en les enrobant de résine. Il s’agit, par exemple, des cartes des triangles de signalisation à leds utilisés par les véhicules industriels lors de chantiers. J’ai commencé mon aventure de chef d’entreprise en reprenant, en 2010, la direction de cette société qui compte aujourd’hui 8 salariés.

Une troisième entreprise, LPE, a été créée en Tunisie, en 2001, pour répondre au besoin de certains clients de faire fabriquer de plus grandes séries à des prix compétitifs. Mon père a trouvé un partenaire tunisien, Walid Ben Amor, et ils ont investi à parité dans cette société destinée à sous-traiter une partie des commandes de SGAME. À l’origine, LPE recourait à la fabrication manuelle mais, désormais, elle est également équipée de lignes de production robotisées. C’est ce qui nous permet de vendre environ 1 million de cartes électroniques par an, à des prix compétitifs. LPE emploie actuellement 100 personnes.

Enfin, en 2020, SGAME a pris une participation dans la société Picodev. Créée en 2015 et basée à Aix-en-Provence, celle-ci est spécialisée dans le développement sur mesure de logiciels embarqués, ce qui nous permet de proposer désormais des cartes destinées aux objets connectés, essentiellement pour l’industrie.

L’originalité de cette organisation porte-avion/frégates est qu’il ne s’agit pas d’un groupe industriel à proprement parler. Les quatre sociétés partagent une vision commune, mais elles sont juridiquement indépendantes. Les dirigeants des trois “frégates” gardent ainsi toute liberté d’action pour la gestion de leur structure ainsi que pour leurs investissements humains et matériels. Par ailleurs, SGAME est l’interlocutrice unique de ses clients, depuis la conception des cartes jusqu’à leur fabrication, et se porte garante de la qualité totale des produits, mais cela n’empêche pas les trois autres sociétés d’avoir leurs propres clients.

Le succès de cette organisation repose sur la qualité des relations humaines entre les dirigeants ; sur la complémentarité des compétences entre les différentes sociétés, qui leur permet de proposer un large panel de produits et de services, mis en commun par SGAME ; sur l’impulsion donnée par SGAME en faveur de la qualité (LPE et RESILEC sont certifiées et ce sera bientôt également le cas de Picodev) ; et, enfin, sur l’aide que ces sociétés peuvent s’apporter mutuellement. Par exemple, SGAME a aidé LPE pour la création d’un nouveau bâtiment en lui accordant un prêt à des conditions intéressantes.

Qualité totale et RSE

Mon père est ingénieur et a travaillé dans plusieurs groupes industriels en tant que responsable de bureau d’études. Lorsqu’il a créé SGAME, il a décidé d’appliquer à cette société, en dépit de sa petite taille, les normes de qualité très rigoureuses qu’il pratiquait dans ses postes précédents. C’est ce qui nous permet, aujourd’hui, de travailler avec de grands groupes et de ne pas être considérés comme des artisans, même si nous recourons à de la fabrication manuelle.

Par ailleurs, mes parents, qui travaillaient tous deux dans l’entreprise, ont toujours placé l’éthique au cœur de leur projet. En 2010, à l’occasion d’un audit mené par un des clients, mon père et le comité de pilotage ont été intrigués par certaines des questions qui leur étaient posées et qui, de façon inhabituelle, portaient sur les valeurs de l’entreprise. C’est ainsi qu’ils ont découvert la notion de RSE et l’existence de la norme ISO 26000, à laquelle ils ont décidé d’adhérer, car elle recouvrait des pratiques mises en œuvre depuis longtemps au sein de l’entreprise.

Aujourd’hui, notre politique RSE se traduit de multiples manières : achats responsables, dans le respect des droits de l’homme et de toutes les règlementations légales ; lettre d’engagement adressée à tous nos fournisseurs avec prise en compte de la politique RSE dans leur notation ; respect de l’environnement à travers notre management environnemental (par exemple, nous travaillons en écoconception avec nos clients, nous avons un plan de réduction des déchets et tous nos déchets sont pesés) ; code éthique signé par tous les collaborateurs ; engagement et implication auprès de nos parties prenantes et de notre communauté locale à travers différentes associations ; volonté, lors de la transmission de SGAME, de sauvegarder les valeurs de l’entreprise ; horaires de travail libres (absence de pointage, possibilité de choisir ses horaires entre 6 heures et 18 heures, de prendre une journée et de la rattraper ultérieurement en cas d’urgence) ; part de 20 % du RCAI (résultat courant avant impôts) allouée à l’intéressement (en 2021, 120 000 euros ont été répartis entre 20 personnes, et les primes et intéressement peuvent représenter jusqu’à 4 mois de salaire) ; mécénat d’entreprise.

Les bénéfices de la RSE

La RSE est à la mode et l’on ne peut que s’en féliciter, mais tel n’était pas le cas il y a douze ans, lorsque SGAME a défini sa politique en la matière. À l’époque, cette démarche pouvait paraître bizarre et il n’était pas évident d’identifier les bénéfices que l’entreprise pourrait en tirer.

Aujourd’hui, ceux-ci sont patents et nombreux. Les salariés sont très impliqués, aussi bien à l’atelier que dans les bureaux. Ils aiment leur entreprise et sont fiers d’y travailler. Chacun comprend son rôle, car nous communiquons beaucoup et nous n’hésitons pas à partager très clairement les informations sur les résultats de l’entreprise, sa gouvernance et son organisation. En période creuse, les salariés effectuent moins d’heures et acceptent, en période de surcharge, d’en faire davantage. La qualité des produits et la rentabilité de l’entreprise en sont accrues. Il en résulte des relations solides avec nos clients, fournisseurs et partenaires industriels, ce qui renforce notre réseau et facilite nos démarches commerciales. Au final, SGAME est très performante et reconnue comme une entreprise industrielle de qualité.

L’engagement des salariés a été particulièrement visible pendant la crise liée à la pandémie de Covid-19. Je leur ai expliqué les risques qu’il y aurait à interrompre le travail et l’impact financier que cela pourrait entraîner, et tous ont accepté de ne pas fermer un seul jour. À mon sens, la base de la performance de l’entreprise est la confiance qui règne entre nous. Celle-ci repose sur un principe simple : chacun fait ce qu’il dit.

La transmission de l’entreprise

Ce sont également ces principes de transparence et de confiance qui ont prévalu lors de la transmission de l’entreprise.

Vendre ou transmettre ?

En 2015, mon père avait 65 ans. Son entreprise était son “bébé”, c’était même toute sa vie, et il se préoccupait beaucoup de son devenir. Il hésitait entre deux solutions, la vendre ou la transmettre. Toutes deux présentaient des inconvénients : en cas de vente, le risque de perdre les valeurs et la confiance sur lesquelles l’entreprise reposait ; en cas de transmission, la perspective de conflits familiaux.

À cette époque, je dirigeais RESILEC depuis cinq ans déjà, mais je ne pensais pas avoir à la légitimité de prendre les rênes de SGAME, une société beaucoup plus technique, dont la direction me paraissait exiger des compétences d’ingénieur. Or, bien qu’ayant passé un bac scientifique, je ne suis pas ingénieur. J’ai un diplôme d’école de commerce, complété par le mastère Entreprendre de l’École de management de Lyon.

« Et pourquoi pas Guillaumette ? »

En 2016, à l’occasion d’une réunion traditionnellement organisée en fin d’année, le comité de pilotage a réalisé un sondage auprès des salariés sur différentes questions, dont celle de la transmission de l’entreprise. L’un des groupes de travail a suggéré : « Et pourquoi pas confier l’entreprise à Guillaumette ? » J’ai été agréablement surprise que certains puissent envisager cette hypothèse. Ils mettaient en avant le fait que j’avais su, en quelques années, développer RESILEC, que je saurais probablement développer SGAME de la même façon et que, en tout cas, je conserverais les valeurs de l’entreprise.

Dans un premier temps, je n’étais pas très favorable à cette proposition. RESILEC m’accaparait déjà beaucoup et je ne voyais pas comment gérer deux sociétés en même temps. De son côté, mon père n’était guère convaincu par les candidats au rachat qu’il avait rencontrés. Après beaucoup de discussions avec ma famille, mes amis et mon mari, j’ai accepté, au début de l’année 2017, de reprendre l’entreprise.

Un pacte Dutreil

Encore fallait-il déterminer sous quelle forme. La principale difficulté, pour mes parents, était de trouver une répartition équitable entre ma sœur, qui ne travaille pas dans l’entreprise – et qui a d’ailleurs tout fait pour l’éviter, en suivant une formation de lettres supérieures –, et moi-même, qui en prenais la direction. En cas d’échec, je pouvais tout perdre en quelques années, alors que, de son côté, elle ne prenait aucun risque, sauf, bien sûr, si elle recevait des parts de l’entreprise.

Nous avons mis en place un pacte Dutreil avec création d’une holding, Généia, dont mon père fait partie avec moi. Ensemble, nous détenons 54 % des parts de SGAME, le capital ayant été ouvert à d’autres actionnaires (deux salariés, un client de SGAME ainsi que Walid Ben Amor, notre partenaire tunisien et gérant de LPE).

La prise en compte des craintes des salariés

Souvent, lors de ce type de transmission, la création de la holding se traduit par une charge supplémentaire pour l’entreprise, ce qui réduit d’autant ses résultats nets. Les salariés de SGAME craignaient donc de voir disparaître tout ou partie de leurs primes et intéressements.

J’ai choisi de souscrire un crédit vendeur auprès de mon père ainsi qu’un crédit bancaire, et de rembourser mes dettes uniquement sur mes dividendes. J’ai expliqué aux salariés que je faisais ainsi le choix d’être “la dernière servie” afin de les rassurer sur le fait que cela ne diminuerait pas leur part, à condition toutefois que l’entreprise continue à dégager de bons résultats.

Je m’étais fixé l’objectif de rembourser mes emprunts en sept ans et j’y suis parvenue en trois ans seulement, grâce à des résultats records, qui se sont traduits par des primes et intéressements à l’avenant. Cela a été une source de fierté collective et l’occasion, pour les salariés, de vérifier que, dans ce domaine également, nous faisions ce que nous avions annoncé.

Le poste inconfortable de présidente

En août 2017, le projet de reprise a été présenté aux anciens et futurs actionnaires. Entre septembre et décembre de la même année, nous avons procédé à l’agrément des nouveaux associés, aux cessions d’actions et à la signature du pacte d’associés. Je n’ai pris physiquement mon poste qu’en septembre 2018 car, en mars, j’avais donné naissance à ma fille et je me suis accordé quelques mois de congé.

Mon père avait souhaité que je prenne la présidence de l’entreprise, tandis qu’il en restait le directeur général. Dès 2019, cette répartition des rôles s’est avérée très inconfortable pour moi. Certes, j’étais présidente, mais j’avais bien du mal à trouver ma place, car mon père conservait une relation hiérarchique vis-à-vis des salariés. Ces derniers ne sachant trop à qui s’adresser, cela générait quelques conflits et frustrations, et l’ambiance de l’entreprise en souffrait. Pour ne rien arranger, mon père et moi avions du mal à nous parler de nos difficultés et de nos craintes respectives.

La création de JCG Conseil

En décembre 2019, avec l’aide d’un consultant, nous avons décidé de mettre fin à cette situation ambiguë. Mon père a démissionné de son poste de directeur général et a créé une société de conseil, JCG Conseil, via laquelle il continuait d’intervenir au sein de SGAME, mais uniquement à ma demande (par exemple, pour gérer des sujets commerciaux avec d’anciens clients, pour traiter des problèmes techniques ou de qualité, pour préparer des investissements…) et en n’ayant plus de lien hiérarchique avec les salariés. En contrepartie, il était rémunéré pour ses missions. Ce changement de statut a représenté une libération pour moi et a permis de retrouver une bonne ambiance dans l’entreprise.

Crise de la Covid-19 et pénurie de composants

L’année 2019 ayant été assez difficile à vivre, je misais beaucoup sur 2020. C’est alors qu’est arrivée la Covid-19…

Aussi bien SGAME que RESILEC et LPE ont continué à fabriquer les produits et à livrer leurs clients, mais également à poursuivre leurs projets de développement. C’est d’ailleurs pendant cette période que nous avons lancé le partenariat avec Picodev. Chaque jour, cependant, je me demandais si nous tiendrions nos engagements, d’autant que, à partir de l’année 2021, nous avons également été confrontés à la pénurie de composants, qui n’est pas encore terminée aujourd’hui. Nous avons la chance de disposer d’un bureau d’études, ce qui nous permet de trouver des solutions alternatives lorsque certains composants font défaut, quitte à ce que cela coûte un peu plus cher.

Malgré toutes ces difficultés, nous avons toujours réussi à livrer nos clients dans les délais, en particulier notre principal client, pour lequel nous fabriquons 600 000 cartes par an, et dont nous sommes le seul sous-traitant électronique. Si nous lui avions fait défaut, cela aurait été catastrophique pour lui.

C’est dans les moments de crise que l’on peut mesurer ce que valent ses collaborateurs et partenaires. En l’occurrence, j’ai constaté que je pouvais compter sur eux et cela m’a mis du baume au cœur. Inversement, nos clients ont pu vérifier que nous sommes une entreprise solide et que, même dans ce genre de situation, nous mettons tous les moyens en œuvre pour trouver des solutions.

Les leçons de la transmission

La transmission d’une entreprise n’est pas un savoir que l’on apprend dans les livres. On peut lire les témoignages d’autres entrepreneurs, mais c’est surtout une expérience que l’on vit.

Ce que j’en ai retenu, personnellement, c’est le poids de l’héritage qui est transmis, surtout quand il représente tant de travail et qu’il est chargé de tant d’affects, comme dans le cas de mon père. Ce poids crée une énorme pression (« Suis-je capable de prendre sa suite ? ») et une peur viscérale d’échouer ou, du moins, de ne pas faire aussi bien. En l’occurrence, la barre était particulièrement haute puisque, durant toute l’histoire de l’entreprise, le chiffre d’affaires avait presque toujours progressé.

J’étais tellement obnubilée par l’objectif de faire aussi bien que mon père que cela me paralysait. Avant toute décision, je me demandais ce qu’il aurait fait à ma place et, dans l’incertitude, je n’osais toucher à rien. Ma peur d’innover créait des frustrations, car les salariés comptaient sur moi, au contraire, pour développer l’entreprise et la moderniser. Peu à peu, la situation devenait invivable. En juillet 2022, j’ai fini par en discuter avec mon père, qui m’a dit : « Mais vas-y, qu’est-ce que tu attends ? Crée de nouvelles choses ! » Il m’a également rassurée : « En aucun cas je ne te demande de faire mieux que moi. D’ailleurs, est-ce que j’aurais fait aussi bien que toi face au Covid ? »

J’ai compris que je devais avoir le courage d’assumer mon propre style. La gouvernance de l’entreprise a été construite autour d’un homme très charismatique, qui savait ce qu’il voulait et qui avait mis en œuvre des façons de travailler qui lui étaient propres. Je devais, à mon tour, trouver ma place, ne pas me contenter d’un schéma tout fait et définir ma propre méthode.

Vers une nouvelle stratégie

Pendant la crise de la Covid-19, nous avons travaillé dans l’urgence et remis à plus tard notre réflexion sur la stratégie globale de l’entreprise. Maintenant que le plus dur est passé, le moment est venu de nous en préoccuper. Il est temps, aussi, que je m’affirme pleinement.

Nous avons décidé, d’un commun accord avec mon père, qu’il fermerait son cabinet de conseil à la fin de cette année. J’ai créé un comité stratégique avec les trois autres entreprises, et nous avons commencé à revoir en profondeur l’identité de SGAME et à redéfinir sa vision. Celle-ci, baptisée Cap 2025, sera présentée à tous les salariés à la fin de cette année 2022, avec l’objectif de donner un nouvel élan à l’entreprise.

Nous avons la chance de pouvoir nous appuyer sur un socle très solide constitué des valeurs humaines de l’entreprise, de la confiance de ses salariés et de ses parties prenantes, et de notre bonne santé financière. Ce que les salariés attendent maintenant, c’est que je définisse une gouvernance qui me ressemble, éventuellement en faisant appel à de nouveaux actionnaires, que nous trouvions de nouveaux partenaires qui nous apporteront du chiffre d’affaires et du soutien, que nous sachions saisir les opportunités et faire face aux menaces, bref, que l’entreprise se réinvente afin d’assurer sa pérennité.

Dans ce travail, je m’appuie beaucoup sur Walid Ben Amor. Il connaît parfaitement le Groupe, mais il n’est pas mon père ! Je dois réussir à construire ma propre relation avec lui. Pendant la pandémie de Covid-19, nous ne nous sommes pas beaucoup vus, mais nous avons décidé de travailler désormais en lien plus étroit. Je suis allée le voir en Tunisie, il est venu ici en septembre et va revenir chaque mois jusqu’à la fin de l’année.

Débat

La gestion de la Covid-19

Un intervenant : Qui a pris la décision de ne pas fermer l’atelier pendant la pandémie ? Vous ? Votre père ?

Guillaumette Lecante : C’était ma décision. Pour moi, il était inconcevable d’arrêter de travailler : nous devions livrer nos clients. Par ailleurs, je voulais montrer que j’étais là et que j’avais ce courage-là. J’en ai parlé à mon père et à Walid Ben Amor, et ils ont approuvé ma décision. Naturellement, si nous avions eu un cas de Covid-19 dans l’entreprise, nous aurions dû fermer.

Int. : Il est étonnant que vous ayez été capable de prendre une décision aussi forte et que, deux ans plus tard, vous vous soyez trouvée “bloquée”, incapable d’introduire du changement.

G. L. : Pendant la pandémie de Covid-19, j’étais dans l’action et devant la nécessité de trouver des solutions. Je n’avais pas le temps de me poser des questions. Il fallait agir, agir, agir. Une fois que cette pression s’est relâchée, j’ai l’impression que je me suis mis des barrières à moi-même…

Quand une femme devient chef d’entreprise

Int. : Comment votre père a-t-il réagi lorsque des salariés ont suggéré que vous preniez sa suite ? Y avait-il pensé lui-même ?

G. L. : Sans doute, mais il ne savait pas si cela me tenterait. Ma mère était très opposée à cette perspective. Mon père est un acharné de travail, qui ne dort que trois ou quatre heures par nuit, et elle n’avait pas envie que sa fille vive au même rythme.

Les salariés de RESILEC étaient également inquiets : « Comment vas-tu faire pour gérer les deux boîtes en même temps ? » Au début, je ne savais pas s’il fallait que je passe deux jours chez RESILEC, puis trois jours chez SGAME, ou alterner. J’ai eu du mal à trouver la bonne organisation. Aujourd’hui, je fais les deux en même temps, mais c’est assez lourd.

Mon père fait partie de la génération des patrons qui pouvaient se consacrer entièrement à leur entreprise parce que leur épouse gérait tout à la maison. Pour ma part, j’ai un mari qui est responsable industriel dans une autre entreprise, nous avons une petite fille, et je ne peux pas m’occuper de tout à la fois. Je suis convaincue que, désormais, il va falloir que je me fasse seconder, soit pour la gestion du bureau d’études, soit pour la production, soit pour le commercial.

Int. : Le fait que l’idée de vous confier l’entreprise ait émané des salariés a dû les inciter à vous soutenir à fond ?

G. L. : La norme ISO 9001 donne la possibilité de lancer des “enquêtes de dysfonctionnement” permettant aux salariés de s’exprimer très librement, que ce soit de façon nominative ou anonyme. Au moment de la transmission de l’entreprise, j’ai demandé aux salariés, dans le cadre de cette enquête, ce qu’ils pensaient du processus en cours. Certaines ouvrières ont répondu qu’elles avaient très peur de ce qui allait se passer : « Mon mari travaille dans une grosse entreprise et, chaque fois que celle-ci est rachetée, il perd toutes les primes et l’intéressement. »

En dehors de cet aspect financier, sur lequel nous les avons rassurés, il est vrai que j’ai bénéficié d’un soutien très fort des salariés, et cela continue. Ils sont tous très proches de l’entreprise, comme si nous ne formions qu’une seule famille.

En contrepartie, les salariés ont été habitués à ce que ce soit mon père qui décide de tout, et ils attendent de moi que j’en fasse autant. Une fois que j’ai pris les décisions, ils les mettent parfaitement en œuvre, mais j’aimerais pouvoir m’appuyer davantage sur eux pour définir la vision de l’entreprise.

Une erreur de casting ?

Int. : Comment votre père a-t-il justifié le fait de vous désigner présidente et de rester directeur général ?

G. L. : D’habitude, c’est le fils ou la fille qui devient directeur ou directrice, et le père, président. Mon père voulait qu’il soit clair pour tout le monde que c’était moi qui avais désormais le pouvoir. Je me souviens que, le jour de mon arrivée, il a vidé les affaires de son bureau pour me le laisser, et que je me suis retrouvée assise sur le gros siège en cuir avec un sentiment très bizarre. Je me demandais : « Et donc, là, je fais quoi ? Par quoi je commence ? » Honnêtement, je pense que c’était une erreur.

Int. : Vous étiez la présidente, mais, en réalité, il gardait les manettes…

G. L. : C’est un peu cela. Quand nous allions voir les clients, il me présentait comme la présidente, mais, ensuite, c’est lui qui dirigeait l’entretien et, de mon côté, je me cachais un peu derrière lui, car je n’avais pas suffisamment d’expérience pour participer à la discussion. Quand c’est un tiers qui reprend l’entreprise, le patron ne reste généralement pas très longtemps dans les lieux, sans quoi il est compliqué, pour son successeur, de trouver sa place. C’est encore pire dans une relation père-fille, car on n’ose pas se dire les choses, ou pas complètement.

Le recrutement

Int. : Rencontrez-vous des problèmes de recrutement ?

G. L. : Comme dans beaucoup d’entreprises familiales avec des valeurs fortes, le turnover est très faible chez SGAME, ce qui est un point très positif, avec toutefois la contrepartie d’un vieillissement progressif de l’ensemble du personnel.

Depuis la fin de l’année 2018, j’ai recruté trois personnes : un nouveau directeur pour le bureau d’études, une assistante administrative et une ouvrière.

La direction du bureau d’études est un poste clé chez nous. Après une première tentative malheureuse, je me suis adressée à un cabinet de recrutement. Tout se passe bien désormais, d’autant que j’ai signé un contrat avec l’ancien directeur, qui était parti en retraite, pour qu’il revienne une demi-journée par semaine afin de compléter la formation de son successeur.

En ce qui concerne le recrutement des ouvriers, il y a encore dix ans, il suffisait de passer dans l’atelier et de demander qui connaissait une personne cherchant du travail pour en trouver. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus difficile, malgré les excellentes conditions que nous proposons, avec, notamment, des horaires libres. De façon surprenante, j’ai donc également dû passer par un cabinet de recrutement pour trouver une ouvrière non qualifiée…

Le prochain défi sera de remplacer le responsable industriel – qui va prendre sa retraite dans cinq à sept ans –, car il connaît parfaitement l’entreprise et il a un bon sens incroyable. Si je veux assurer la transition dans de bonnes conditions, je dois m’y mettre dès maintenant, sans doute en faisant appel à des stagiaires en alternance. Comme nous avons déjà travaillé en partenariat avec plusieurs écoles d’ingénieurs de Lyon, je reçois d’ores et déjà beaucoup de candidatures pour des stages.

Combiner production manuelle et robotisation

G. L. : Le vieillissement des salariés a eu une autre conséquence. Le soudage de petits composants demande une très bonne vue et certaines ouvrières ne peuvent plus exécuter toutes les opérations. C’est ce qui nous a poussés à acheter un cobot chargé d’effectuer les opérations les plus minutieuses et répétitives, ainsi qu’un nouveau type de four, qui facilite les opérations de soudure. Ces outils offrent aussi l’avantage de permettre aux ouvrières les plus expérimentées de se consacrer à la formation des nouvelles recrues.

De façon plus générale, les composants deviennent de plus en plus petits et les cartes de plus en plus complexes, ce qui nous oblige à réfléchir à l’articulation entre fabrication manuelle et robotisation. La fabrication manuelle est incontournable pour les petites et moyennes séries, car elle permet une meilleure réactivité et, par ailleurs, elle nous assure de bonnes marges. En revanche, elle nous fait passer un peu pour des “ovnis” dans le monde de l’électronique et, peut-être, nous fait perdre certains marchés.

Nous envisageons donc d’acheter des robots de prototypage rapide, qui moderniseront notre image et représenteront une nouvelle porte d’entrée pour nos clients. Nous continuerons à assurer la conception, le prototypage et l’industrialisation et, en cas de grandes séries, celles-ci seront fabriquées en Tunisie, où les ateliers sont entièrement robotisés.

Ce projet va mobiliser tout le monde au sein de SGAME, apporter une nouvelle dynamique et, au passage, me permettre de montrer que je fais avancer l’entreprise.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT