Exposé de Philippe Luscan

Le groupe Sanofi est un extraordinaire “consolidateur” d’entreprises. En trente ans, il a procédé à 300 acquisitions, soit environ une par mois ! Après avoir racheté des laboratoires français, comme Synthélabo, il a fait d’autres acquisitions mondiales, comme Aventis, qui regroupait Roussel-Uclaf et Rhône-Poulenc. Aujourd’hui, c’est le groupe français le plus mondialisé par ses activités industrielles et commerciales. Pour bien comprendre le succès de l’introduction en Bourse d’EUROAPI et de l’opération de déconsolidation qu’elle constitue, il faut l’inscrire dans le temps long de l’histoire industrielle de Sanofi. C’est ce que je me propose de faire.

Une passion pour l’industrie

Après ma formation d’ingénieur à l’École polytechnique, puis à l’École des mines, avec une option biotechnologie qui m’a conduit à travailler sur les bactéries et les levures, j’ai démarré ma carrière chez Danone, dans une usine de production. J’ai ensuite rejoint Sanofi, en 1990, et j’ai consacré le reste de ma carrière, c’est-à-dire trente-deux années, aux activités industrielles de ce Groupe.

Dans ma promotion de l’École polytechnique, nous n’étions que deux à nous destiner à l’industrie. Quand j’ai expliqué au directeur que, depuis tout petit, je voulais diriger une usine, il m’a répondu : « Mon fils aussi, quand il était petit, il voulait être pompier. » Aujourd’hui, les métiers de la production sont à nouveau valorisés, mais, à l’époque, il était assez difficile, pour un ingénieur, de s’engager dans cette voie. Pour moi, l’industrie est toujours restée une véritable passion. Même lorsque j’ai été nommé patron industriel du Groupe, je rêvais de redevenir directeur d’usine, un métier extraordinaire.

Une double articulation

L’industrie pharmaceutique comprend deux grands secteurs : la production de principes actifs ou API (Active Pharmaceutical Ingredients) sous forme de poudres, que ce soit, historiquement, à travers la chimie et l’extraction végétale ou animale de molécules, ou, depuis une vingtaine d’années, à travers les biotechnologies ; l’assemblage des principes actifs et des excipients sous diverses formes galéniques (comprimés, gélules, produits injectables, etc.). Ce deuxième grand secteur, qui réalise les conditionnements primaire et secondaire des médicaments, s’apparente à l’industrie des cosmétiques ou à celle de l’agroalimentaire.

Outre cette première articulation entre deux grands secteurs, les entreprises pharmaceutiques doivent gérer la dualité entre l’exploitation d’un portefeuille de médicaments “mûrs”, dont certains peuvent être relativement anciens – le Doliprane, par exemple, existe depuis cinquante ans –, et la dynamique de l’innovation, notamment dans la cancérologie, les maladies auto-immunes et les maladies rares.

Chute des prix et émergence des génériques

Pendant des décennies, l’innovation pharmaceutique, qui peut nécessiter dix ou quinze ans de R&D pour obtenir un principe actif, a été financée par le portefeuille des produits “mûrs”. Or, depuis vingt ans, les pouvoirs publics n’ont cessé d’abaisser le prix des médicaments afin d’alléger les budgets de la santé et de la sécurité sociale. Entre 2000 et 2021, par exemple, l’indice INSEE des prix publics des médicaments en France a diminué de 2,6 % par an en euros courants (soit une baisse de plus de 40 % en vingt ans), alors que le taux moyen d’inflation constaté durant cette période était de 1,4 % par an (soit une inflation cumulée de 33,3 %). Les prix publics des médicaments ont donc baissé de 4 % par an en euros constants.

Cette réduction du prix des médicaments s’est accompagnée de la percée des génériques, poussée par les autorités de santé. Ces génériques sont produits dans des pays low cost, notamment en Inde, et désormais surtout en Chine.

Leur développement a eu pour effet de déplacer l’épicentre de la production pharmaceutique, auparavant situé en Europe et aux États-Unis. Désormais, 70 % des médicaments vendus dans une pharmacie française sont fabriqués en Chine ou en Inde, en tout cas pour ce qui est des principes actifs, la mise en forme pharmaceutique se faisant le plus souvent encore en Europe. Cette réalité, longtemps méconnue, est apparue brutalement au grand jour pendant la pandémie de Covid-19, qui a révélé notre dépendance à l’égard de l’Asie en matière pharmaceutique.

J’ai beaucoup milité auprès des autorités de santé pour que soit pris en compte, parmi les critères de décision sur les prix, le lieu de production des médicaments, de façon à inciter les firmes pharmaceutiques à produire en France ou en Europe et à préserver notre base industrielle. En effet, une entreprise comme Sanofi, dont 30 % des capacités de production se situent en France, exporte chaque année l’équivalent de 6 milliards d’euros, ce qui représente une contribution très importante à la balance des paiements nationale. C’est désormais chose faite, mais il a fallu vingt ans pour y parvenir.

Conserver une capacité industrielle : un choix stratégique qui détonne

Face à la baisse des prix des médicaments, les firmes pharmaceutiques ont eu le choix entre trois grandes stratégies. La première consistait à se transformer en entreprises sans usines : « Moins on a d’usines, mieux on se porte. » Certaines de ces entreprises l’ont payé cher au moment de la pandémie, car elles ne maîtrisaient plus du tout leur production.

D’autres entreprises ont cherché un équilibre entre la fabrication de produits innovants dans leurs usines historiques et celle des produits anciens dans les pays low cost.

Sanofi a adopté une position originale, qui s’est avérée payante, consistant à considérer que la production chimique et biotechnologique, ainsi que la mise en forme pharmaceutique des médicaments, constituent un axe véritablement stratégique pour l’entreprise, aussi bien aujourd’hui qu’à l’avenir. C’est en effet ce qui nous permet de maîtriser notre production et sa qualité, mais aussi d’exercer notre responsabilité médicale vis-à-vis de nos patients à travers le monde.

Par ailleurs, nous avons compris que, dans nos partenariats médicaux ou de production, disposer de notre propre outil industriel représentait un avantage compétitif par rapport à nos concurrents.

Enfin, j’étais convaincu que les politiques low cost n’auraient qu’un temps et que, tôt ou tard, se produirait un rééquilibrage de compétitivité entre l’Asie et l’Europe. Je ne cessais de répéter à mes équipes : « Il faut tenir bon ! Cela va peut-être durer vingt ans, mais les coûts des laboratoires asiatiques finiront par augmenter, car leurs salariés devront être mieux payés. Tôt ou tard, l’Europe va rebondir et, en attendant, il faut faire le dos rond. »

À partir de 2008, nous avons affiné la stratégie consistant à préserver notre outil industriel. J’ai convaincu le directeur général qu’adopter une vision régionale des chaînes d’approvisionnement (l’Europe produit pour l’Europe, l’Amérique du Nord pour l’Amérique du Nord, l’Asie pour l’Asie, l’Afrique pour l’Afrique) serait la seule façon de garantir notre agilité. À l’époque, j’avoue que je n’avais pas appréhendé la dimension environnementale ni la nécessité de limiter les transports. Je le regrette, car prendre en compte cet aspect aurait apporté de l’eau à mon moulin…

L’investissement dans les biotechnologies

En 2006, quand j’ai pris la direction de la chimie de Sanofi, son outil industriel était le plus important au monde, mais il paraissait cependant nécessaire d’investir dans les biotechnologies, qui commençaient à se développer fortement. Or, les usines de production de principes actifs via les biotechnologies sont très différentes des usines chimiques.

Les biotechnologies consistent à recourir à des bactéries, des levures, des champignons microscopiques, ou encore des cellules végétales ou animales, pour produire des molécules qui peuvent être 10 à 100 fois plus grosses que celles obtenues par la production chimique. Les usines se composent de bioréacteurs dans lesquels les cellules se développent. Celles-ci sont sollicitées pour fabriquer une molécule donnée, puis produisent cette dernière en grandes quantités. Ces molécules sont ensuite extraites, puis purifiées en plusieurs étapes.

Sanofi a investi 300 millions d’euros par an, pendant dix ans, dans les biotechnologies, avec notamment la transformation, à Vitry-sur-Seine, de l’usine chimique de Rhône-Poulenc pour en faire la première usine de production d’anticorps monoclonaux en France, ou encore celle de l’ancienne usine chimique de Roussel-Uclaf, à Neuville-sur-Saône, pour y produire des vaccins.

Actuellement, la part de marché mondiale en valeur des médicaments issus des biotechnologies est de l’ordre de 25 %, mais ce chiffre augmente de 1 % par an, si bien qu’en 2030, cette proportion devrait s’élever à 30 %. En ce qui concerne Sanofi, la part des médicaments issus des biotechnologies était déjà de 40 % en 2020 et elle devrait passer à 55 % en 2025. On n’est pas loin de la vitesse de conversion de l’industrie automobile à l’électrique…

Cepia : la production de principes actifs à façon

À côté des usines chimiques restructurées pour accueillir des biotechnologies, d’autres ont été vendues, et d’autres, enfin, sont restées dans le Groupe.

Certaines de ces dernières étant sous-employées, nous avons commencé à produire des principes actifs pour des tiers, en privilégiant les niches technologiques plutôt que les commodités, pour lesquelles nous n’aurions pas pu être compétitifs par rapport aux fournisseurs indiens ou chinois. Nous nous sommes dotés d’un petit réseau commercial, baptisé Cepia (Commercial and External Partnership, Industrial Affairs), grâce auquel nous valorisions, par exemple, nos savoir-faire en hydrogénation, ou encore en bromation. Cepia détenait 80 % du marché mondial de la prostaglandine, et avait le monopole de l’extraction d’opioïdes en France. Ces commandes nous permettaient de faire passer le taux d’activité de certaines usines chimiques de 40 à 70 %.

À partir de 2005, toutefois, la situation a changé. Nous avons commencé à trouver des clients chinois ravis de disposer d’une production de qualité européenne ! La petite cellule que nous avons implantée en Chine a commencé par réaliser 2 millions d’euros de chiffre d’affaires, puis 10 millions la deuxième année, pour atteindre 20 millions dès la troisième année. J’ai compris que nous étions sur la bonne voie : le retournement tant attendu était en train de s’amorcer.

À partir de 2010, de nombreux laboratoires ont connu des déboires en Chine, qu’il s’agisse de problèmes environnementaux – qui pouvaient entraîner des fermetures d’usines et des ruptures d’approvisionnement – ou de problèmes de qualité. Certains sont alors revenus vers nous pour disposer au moins d’un fournisseur européen en complément des fournisseurs asiatiques. Nous avons alors déployé un réseau d’une centaine de commerciaux aux États-Unis, en Russie, en Amérique latine, etc.

Ce marché d’environ 500 millions d’euros produisait un EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization) faible, mais il nous permettait de couvrir les frais fixes des usines et, par ailleurs, contribuait à la réputation de Sanofi. En effet, d’après les études de marché, Cepia était synonyme de qualité irréprochable et de fiabilité.

La filialisation de Cepia

Peu à peu, j’ai fait du réseau Cepia une entité autonome, avec son propre patron, mais, en 2015, la direction de Sanofi m’a interrogé sur l’intérêt de cette activité. Je lui ai répondu qu’elle ne relevait pas d’un axe stratégique, mais seulement tactique, cette activité n’étant guère rentable.

Le directeur général m’a alors conseillé de filialiser Cepia, de façon à lui conférer l’état d’esprit d’une entité autonome et à l’inciter à accroître sa rentabilité, dans la perspective éventuelle de la vendre un jour. De fait, dès que Cepia a été filialisé, il est apparu au grand jour que son résultat, jusqu’alors noyé dans celui du Groupe, était négatif, notamment en raison des stocks des 200 principes actifs produits. L’industriel que je suis a pris une leçon de management ! Moyennant des incitations financières accordées aux managers de Cepia, la rentabilité s’est rapidement améliorée. Nous avons obtenu des EBITDA comparables au marché, alors qu’ils étaient auparavant nuls ou négatifs.

Vers l’introduction en Bourse

En 2019, est arrivé un nouveau directeur général, qui était, comme moi, convaincu de l’importance de maintenir une industrie pharmaceutique en Europe. Des ruptures d’approvisionnement commençaient en effet à se produire un peu partout, ce qui n’était pas étonnant : à partir du moment où 70 % des principes actifs utilisés par un laboratoire viennent d’Asie, celui-ci ne maîtrise plus rien. Dès que la demande augmente, la chaîne de fabrication est déstabilisée, car les fournisseurs chinois ne sont pas forcément en mesure d’accroître leur production et, de toute façon, pour eux, le laboratoire en question n’est qu’un client parmi d’autres.

Le directeur général m’a toutefois interrogé sur le devenir de certaines des usines de Cepia, qui ne produisaient plus que de façon minoritaire pour Sanofi. Cela concernait 6 établissements sur les 12 usines chimiques que comptait le Groupe. Des études montraient que, à un horizon de cinq ou dix ans, 70 % de leur activité seraient consacrés à d’autres clients. Quel était l’intérêt de les garder au sein du Groupe ?

Par ailleurs, certains grands laboratoires hésitaient à nous confier le développement de nouvelles molécules, par exemple contre le cancer, car celles-ci étaient concurrentes de celles de Sanofi. En tant que filiale du Groupe, Cepia se fermait ainsi, en permanence, les marchés de sous-traitance de médicaments de grands laboratoires. À ceci s’ajoutait le fait que les contrats de fourniture de principes actifs sont des contrats de long terme, difficiles à conclure avec une société sur les comptes de laquelle le client n’a pas de lisibilité, parce qu’elle appartient à un groupe industriel qui ne les publie pas. Il en irait tout autrement si Cepia – en tout cas le périmètre de Cepia correspondant aux 6 usines qui ne produisaient plus qu’à 40 % pour Sanofi – devenait vraiment indépendante en étant introduite en Bourse.

J’avais beaucoup admiré l’opération de scission d’Arkema, spin-off du groupe Total, et j’ai donc expliqué que j’allais essayer de faire “l’Arkema de la chimie pharmaceutique”.

Le projet Pluton

Nous avons commencé à travailler sur ce projet sous le nom de code Pluton. Nous souhaitions qu’à l’issue de l’opération, Sanofi reste l’actionnaire principal (mais minoritaire) de la nouvelle société, non seulement parce que 30 à 40 % de la production des 6 usines continueraient d’être destinés au Groupe, mais parce que Pluton allait probablement devenir le numéro un mondial de la chimie et que nous souhaitions accompagner son développement et en bénéficier.

Le design de ce projet de carve-out nous a pris deux ans. L’outil industriel était déjà là, de même que le business plan. Il fallait créer tout autour une direction informatique, une direction financière… bref, une société à part entière.

Quand est venu le moment de baptiser la future société, le directeur général a fortement tenu à faire apparaître, dans son nom, sa dimension européenne (les 6 usines étant situées en France, en Allemagne, en Hongrie, en Italie et au Royaume-Uni). Certains objectaient que cela risquait de laisser penser que nos ambitions se bornaient à l’Europe, alors que nous visions un développement mondial. Le directeur général a insisté sur la nécessité de montrer que la première société mondiale de vente de principes actifs issus de la chimie était européenne. C’est ainsi que le nom EUROAPI a été choisi, car il explique clairement ce que fait l’entreprise : fabriquer des API de qualité européenne. On m’a raconté que lorsque le projet a été présenté au président de la République, il s’est écrié : « Qui a eu cette idée géniale ? »

Nous avons eu la chance de lancer cette opération en janvier 2020, dans un contexte extrêmement porteur. Alors que, depuis trente ans, j’expliquais, sans être entendu, que l’Europe était en train de perdre son autonomie dans le secteur de la pharmacie, avec la pandémie de Covid-19, tout le monde a pris conscience que nous allions être confrontés à des pénuries de médicaments. La création d’EUROAPI est soudain devenue une évidence, y compris pour les salariés.

Certes, la plupart d’entre eux étaient tristes de quitter le Groupe : Sanofi, pour eux, c’était un peu “papa et maman”… À ceux qui s’inquiétaient pour l’avenir de la future société, je répondais qu’elle avait un énorme potentiel et que, à l’image de ce qui avait été fait pour Arkema, nous avions veillé à ce qu’elle parte sans aucune dette. Elle disposerait ainsi de tout ce qu’il lui fallait pour écrire le chapitre suivant et devenir une locomotive mondiale.

Une démarche entrepreneuriale de long terme

L’entreprise a été introduite en Bourse sur Euronext le 6 mai 2022. Sanofi détient 30 % des parts, Bpifrance, 10 % et le capital flottant représente 60 % des parts. L’Oréal en a acquis 10 %, avec une clause de lock-up qui lui interdit de les revendre avant deux ans. Le reste du capital flottant a été acheté par des fonds d’investissement français et étrangers, ainsi que par des particuliers. Ces derniers sont, en réalité, des actionnaires de Sanofi qui ont reçu leur dividende Sanofi sous forme d’actions ou de fractions d’actions EUROAPI.

J’ai été heureux de mener jusqu’au bout ce projet qui me tenait à cœur et qui était une sorte de revanche sur l’histoire, non seulement pour le secteur de la chimie pharmaceutique, qui a connu des heures difficiles, mais pour l’industrie pharmaceutique européenne – à laquelle peu de gens voulaient croire –, voire pour l’industrie en général : pour moi, la production industrielle est une création de valeur et pas seulement un coût, contrairement à ce que certains semblent penser.

Je suis également heureux d’avoir mené à bien ce qui m’apparaît comme une démarche entrepreneuriale de long terme. Mon fils a créé une start-up en quelques mois, et moi, j’ai créé une entreprise en quarante ans !

C’est également une aventure humaine, qui concernait 3 200 salariés. Au cours du projet, nous nous sommes rendu compte que les personnes qui bâtiraient la nouvelle société ne pouvaient pas être tout à fait les mêmes que celles qui avaient construit l’activité historique. Nous avons dû mener, du haut en bas de la hiérarchie, une transformation culturelle qui n’a pas été exempte de difficultés. J’avais cependant la conviction que tout se terminerait bien car, pour avoir mené de nombreux projets au cours de ma vie, je sais que, lorsqu’une opération est intelligente, les gens y adhèrent, en particulier lorsqu’il s’agit d’un projet vraiment entrepreneurial avec des perspectives à long terme.

Je voudrais d’ailleurs, en conclusion, rendre hommage aux salariés qui ont cru à ce projet, y croient toujours et ont un avenir brillantissime devant eux – mais celui-ci, désormais, est entre leurs mains.

Débat

Comment un manager industriel devient-il entrepreneur ?

Un intervenant : Vous nous avez raconté l’aventure passionnante d’un manager industriel qui devient entrepreneur presque sans s’en rendre compte. La possibilité d’une telle aventure paraît particulièrement surprenante au sein d’un groupe comme Sanofi. Comment vous a-t-on laissé conserver si longtemps une activité qui perdait de l’argent ? Comment avez-vous réussi à l’invisibiliser dans les comptes ? Comment vous a-t-on laissé créer votre propre force commerciale plutôt que vous appuyer sur celle du Groupe ?

Philippe Luscan : De l’extérieur, les gens se représentent Sanofi comme un mastodonte, alors qu’en réalité, ce groupe, qui a procédé à 300 acquisitions en trente ans et qui est en perpétuelle transformation, incarne vraiment la démarche entrepreneuriale. C’est d’ailleurs ce que j’ai adoré dans cette entreprise.

J’ajoute que le métier de patron industriel, comme celui de directeur d’usine, est véritablement un métier d’entrepreneur. Une usine se présente comme un objet en apparence stable, mais, à l’intérieur, cela bouillonne. D’après les statistiques que j’ai établies sur trente ans, un tiers du portefeuille des 18 usines du Groupe se renouvelait tous les six ans : tantôt un nouveau médicament sortait, tantôt les volumes d’un autre augmentaient, un concurrent émergeait, un marché se développait, etc. En d’autres termes, chaque année, l’activité de l’une des 18 usines était profondément transformée.

Du reste, à la fin de ma carrière, lorsque je visitais les usines du Groupe, je commençais par discuter pendant deux heures avec le directeur en lui demandant de m’expliquer sa vision à dix ans, puis je faisais le tour de l’usine, pour ensuite réunir tous les cadres et leur demander, à nouveau, leur vision à dix ans. Quand ils cherchaient à me montrer les résultats, je leur expliquais : « Les résultats, c’est votre problème. L’industrie, ça se passe dans le temps long. Par conséquent, il faut avoir une vision, sur laquelle on peut se tromper, mais il faut affronter cette question du temps long et en discuter. »

C’est exactement ce que l’on appelle une démarche d’entrepreneur et, à mon avis, on ne peut pas être un bon patron industriel sans être un entrepreneur, y compris dans le monde des entreprises du CAC 40.

L’activité commerciale de Cepia

Int. : Pour avoir beaucoup travaillé dans le négoce de principes actifs, je me souviens que mes clients avaient une très bonne opinion des produits de Cepia, notamment dans le domaine de la prostaglandine et des opiacés, mais s’étonnaient de ne voir vos commerciaux qu’une fois par an, quand ceux de vos concurrents leur rendaient visite tous les mois. Sans doute votre équipe commerciale n’était-elle pas suffisamment étoffée ?

P. L. : Si vous m’aviez dit cela il y a dix ans, je l’aurais probablement mal pris, mais vous avez entièrement raison et c’est sans doute la justification de l’opération que nous venons de mener. C’est une chose que de développer un vrai business dans lequel on essaie de maximiser la rentabilité, c’en est une autre que de compléter un business par une activité marginale sans pour autant y consacrer trop de ressources.

Le point de vue des salariés

Int. : Comment avez-vous réussi à faire adhérer les salariés à ce projet au point qu’ils acceptent de quitter le groupe Sanofi et de renoncer à la sécurité et aux avantages que celui-ci leur assurait ?

P. L. : Une fois que nous avons défini le périmètre de l’opération, les salariés qui travaillaient dans les usines concernées n’ont pas eu vraiment le choix, pas plus que les personnes des fonctions support qui travaillaient majoritairement pour ces usines. D’autres personnes des fonctions support étaient à cheval sur le périmètre de l’opération et pouvaient choisir d’y participer ou non.

Après avoir défini la nouvelle organisation, nous avons commencé à ouvrir les postes au recrutement et, à notre grande surprise, beaucoup de salariés qui n’étaient pas obligés de quitter le Groupe se sont portés volontaires pour rejoindre la future société. Une personne qui travaillait à l’accueil de Sanofi, par exemple, a postulé pour rejoindre l’équipe d’accueil d’EUROAPI. Sans doute ces personnes appréciaient-elles de retrouver la dynamique “familiale” d’une entreprise de petite taille.

En parallèle, nous avons dû renégocier 18 accords d’entreprise, dans lesquels nous avons cherché à compenser les pertes liées à la participation par l’octroi de 2 % des actions EUROAPI aux salariés concernés.

Tout le monde n’a cependant pas été convaincu. Un responsable syndical, par exemple, m’a dit : « J’adore votre projet, mais je veux rester chez Sanofi. »

Int. : Avez-vous, malgré l’enthousiasme de certains salariés, dû recourir à des embauches externes ?

P. L. : Comme notre business plan prévoit une croissance de 5 à 10 % par an, nous avons dû embaucher une centaine de personnes dès le démarrage. Cela a été facilité par le fait qu’il s’agissait clairement d’un projet d’accélération et non de restructuration.

De l’innovation de procédé

Int. : J’ai cru comprendre qu’EUROAPI est uniquement une entreprise de fabrication, sans R&D et sans innovation. Est-ce réellement motivant, pour les salariés, que leur entreprise se cantonne à de la production ?

P. L. : Sur les 3 350 salariés, environ 330 se consacrent à de la R&D sur des procédés à façon, destinés à des laboratoires qui ont validé une molécule et demandent à EUROAPI de leur développer un pilote de production. Dès l’introduction en Bourse, les commandes de ce type ont afflué. EUROAPI en a reçu une centaine en six mois ! L’innovation a donc toute sa place au sein de l’entreprise.

Int. : Ce que les clients viennent chercher chez EUROAPI, ce ne sont pas seulement des économies sur le développement du procédé, mais aussi et surtout une expérience et un savoir-faire suffisants pour pouvoir leur garantir qu’au bout de deux ans, ils disposeront du produit prêt à tester, et qu’au bout de cinq ans, si les tests sont concluants, le produit pourra être mis sur le marché.

La chimie a-t-elle un avenir ?

Int. : Vous nous avez expliqué que l’industrie pharmaceutique était en train de basculer de la chimie vers les biotechnologies. Dans ce contexte, EUROAPI a-t-elle vraiment un avenir ?

P. L. : Le but de l’opération était, en premier lieu, de rééquilibrer la production chez Sanofi. Le Groupe conserve 10 usines, dont 5 de chimie et 5 de biotechnologies. L’objectif est donc atteint. Par ailleurs, la chimie a bel et bien un avenir devant elle, car les laboratoires pharmaceutiques continueront à avoir besoin de produire des molécules de petite taille. Dans le portefeuille actuel de recherche de Sanofi, la moitié des projets concerne des petites molécules.

Int. : Entre 2010 et 2015, tout le monde s’accordait à penser que les médicaments issus des biotechnologies allaient représenter l’essentiel du marché à moyen terme. Entre 2015 et 2020, cette vision s’est rééquilibrée, ce qui a revalorisé les laboratoires capables d’industrialiser de nouveaux médicaments basés sur la chimie classique.

Int. : Ne faudrait-il pas, malgré tout, faire une place aux biotechnologies au sein d’EUROAPI ?

P. L. : Nous nous sommes posé cette question, mais nous avons considéré que c’était dans la chimie que le positionnement d’EUROAPI était le meilleur et qu’il valait mieux procéder à sa mise en orbite sur ce positionnement-là. Cela n’enlève rien à la pertinence de la question pour l’avenir.

Une revanche sur l’histoire… ou un abandon ?

Int. : À quoi ressemblera EUROAPI dans dix ans ?

P. L. : L’entreprise n’est plus chez papa et maman, elle va devoir voler de ses propres ailes ! Elle devra choisir les niches dans lesquelles se développer, réaliser des acquisitions, etc. Elle dispose de tous les ingrédients pour réussir. À elle de jouer.

Int. : Vous présentez la création d’EUROAPI comme une revanche sur l’histoire, mais on pourrait en faire une tout autre lecture et la voir comme l’abandon, par papa et maman, d’un de leurs enfants. Ne peut-on craindre qu’à un moment ou un autre, un groupe indien ou chinois en fasse l’acquisition et se dote ainsi d’un formidable appareil de production ? Dans ce cas, que deviendra la revanche sur l’histoire que vous mettez en avant ?

P. L. : Une infinité de personnes m’ont fait cette objection : « Vous vous débarrassez d’actifs qui vous encombrent. » Retrouvons-nous dans vingt ans, pour voir ce qu’il en sera advenu. Je suis prêt à prendre le pari ! Cela dit, être entrepreneur signifie prendre des risques et, parfois, échouer. Toute la question est de savoir si, d’ici cinq ou dix ans, le contexte peut à nouveau se retourner et si l’environnement européen, qui est en train de refaire une place à l’industrie, peut retrouver ses mauvais penchants et chercher à s’en débarrasser. J’espère bien que non, dans l’intérêt des entrepreneurs de demain.

Int. : Vous avez reconnu que les activités de Cepia étaient moins rentables que le cœur d’activité de Sanofi, ce qui rend plausible une interprétation financière de cette opération.

P. L. : La dimension économique a joué, certes, mais la raison principale de cette opération n’est pas là. Le motif principal est la volonté de valoriser un potentiel de façon intelligente et de construire une activité qui fasse sens pour l’avenir de l’industrie pharmaceutique européenne.

Vers la chimie verte ?

Int. : Si c’était à refaire, quelles sont les erreurs que vous chercheriez à éviter ?

P. L. : Je regrette de ne pas avoir réfléchi suffisamment tôt au repositionnement de la chimie pharmaceutique en fonction de la nécessité de préserver l’environnement. Je suis convaincu que les gagnants de demain seront ceux qui auront su embrasser ce nouveau paradigme de la façon la plus intelligente. La pression va devenir de plus en plus forte et tout le monde va devoir s’ajuster aux nouvelles contraintes, mais il vaut toujours mieux les anticiper. J’aurais aimé être visionnaire et envisager cette transformation il y a dix ans.

Int. : EUROAPI cherche à innover dans les procédés, mais j’imagine que les intermédiaires de synthèse qu’elle utilise sont toujours d’origine asiatique. Or, pour produire à moindre coût, les fournisseurs asiatiques s’affranchissent d’une partie de la règlementation Seveso. EUROAPI ne pourrait-elle développer une stratégie pour influencer la Commission européenne en faveur de l’adoption d’une règlementation favorisant la chimie verte, ce qui pourrait constituer une barrière à l’entrée vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique asiatique ?

P. L. : On pourrait effectivement souhaiter qu’une autre initiative européenne du genre d’EUROAPI voie le jour, cette fois-ci dédiée aux matières premières. Pour le montage d’EUROAPI, nous avons fait le tour de tous les gouvernements des pays concernés et nous avons été en contact étroit avec la Commission européenne. L’entreprise est donc très connue des instances européennes et ce serait une bonne idée d’en profiter pour essayer de faire évoluer la règlementation. J’avoue que j’ai longtemps considéré les règles européennes et françaises comme une contrainte supplémentaire par rapport à celles d’autres pays, mais la crise de la Covid-19 a montré que, dans certains cas, les législateurs savaient s’adapter, en l’occurrence pour accélérer l’approbation des vaccins. Je vais donc m’efforcer de faire passer le message !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT