Exposé de Jean Karinthi

Projet pour une ruralité éteinte

L’Hermitage est implanté à Autrêches, village de 750 habitants situé dans l’Oise à 1 h 30 de Paris, entre Soissons et Compiègne, dans un environnement rural qui s’est progressivement éteint. Le modèle économique de la grande culture a désormais perdu en compétitivité et, dans l’opinion, son image est souvent connotée très négativement. Aujourd’hui, les agriculteurs qui veulent reprendre ces exploitations, potentiellement et progressivement déficitaires dans le cadre de la sortie des modèles traditionnels de grandes cultures de rentes (betteraves sucrières, pommes de terre, céréales), peinent à trouver des partenaires pour les accompagner. La participation démocratique est par ailleurs profondément questionnée en milieu rural et l’abstention aux élections avoisine chez nous les 60 %. Tout cela s’accompagne d’un vieillissement de la population et, en conséquence, du tissu associatif. Le mode de vie pavillonnaire, devenu majoritaire, ainsi que l’explosion de la dématérialisation des services et des relations sociales accentuent la difficulté à maintenir une vie communautaire et sociale dans les villages, en particulier depuis la disparition des commerces de proximité et des services publics. Face aux grandes transitions de notre époque, une part grandissante de la population aspire cependant à plus de liens, plus de sens, plus de solidarité, à une vie plus écologique ainsi qu’à des activités professionnelles plus équilibrées et plus vertueuses.

En créant l’Hermitage, notre ambition était de devenir un espace d’attractivité villageoise dans un grand foncier collectif désaffecté situé au cœur de cet environnement. À ce jour, du fait de la réussite de notre implantation et de l’expérience accumulée, l’Hermitage se développe dans la perspective d’accompagner, sur la base d’un modèle économique global, des décideurs ou des élus détenteurs d’un foncier disponible qu’ils désirent valoriser. L’expérimentation et le risque sont consubstantiels à une telle démarche. Se tromper, recommencer, cent fois sur le métier remettre son ouvrage, tout cela fait partie de nos valeurs et c’est un élément essentiel de notre dialogue avec les territoires.

L’Hermitage est un domaine de 30 hectares, dont 20 hectares de bois et 2 hectares de terres cultivables. En 2017, l’intérêt de ce patrimoine était, pour nous, qu’il offrait aussi 2 500 mètres carrés de planchers, dont des locaux de sommeil du fait de son passé de maison médicale. Nous pouvions donc envisager d’en faire à la fois un équipement utile au territoire sur la base d’un modèle économique traditionnel de tourisme écologique et d’événementiel, et un tiers-lieu, acteur d’un écosystème local d’entrepreneuriat et d’innovation sociale, échappant à la verticalité d’une société de séminaires d’affaires. Devenir un tiers-lieu était particulièrement important au regard des valeurs guidant notre activité associative et de notre souci de faire de l’Hermitage un centre social aux normes contemporaines.

Notre projet a donc été fondé sur quatre thématiques au cœur des transitions de notre époque : les enjeux agroécologiques pour vivre et se nourrir en respectant l’environnement ; la transition énergétique, notamment en matière de logement et de mobilité ; le mieux-vivre, que ce soit avec soi-même ou ensemble, au village ou au travail ; le hacking citoyen, également appelé médiation numérique, qui consiste à mettre les nouvelles technologies, dont la maîtrise est cruciale en territoire rural, au service de l’intérêt général et de nos libertés.

L’Hermitage et son histoire

Le territoire d’Autrêches, village du front, a été profondément marqué par les combats de la première guerre mondiale, qui s’y sont déroulés pendant trois ans, et de nombreux vestiges mémoriels demeurent dans la forêt attenante. Durant l’entre-deux guerres, un entrepreneur local y a implanté, avec des moyens significatifs, un élevage avicole avant-gardiste avant de faire faillite dans les années 1940. Ainsi est né l’Hermitage.

En 1954, un petit groupe de malades de la lèpre, qu’ils avaient contractée dans les colonies, a quitté la Chartreuse de Valbonne, sanatorium situé dans le sud de la France, car il estimait y être mal pris en charge. Tous issus de milieux intellectuels, militants ou de la Résistance, ces malades ont alors décidé de s’émanciper en créant leur propre infrastructure médicale. À cette fin, ils ont acheté l’Hermitage et obtenu progressivement les agréments nécessaires à leur projet. En 1960, à l’initiative de Bertrand de La Rocque, ancien résistant et premier directeur de la structure, ils ont fondé une ONG internationale, pionnière dans l’aide au développement, qui comptera jusqu’à 100 collaborateurs à Autrêches. L’Hermitage sera donc, pendant soixante-dix ans, à la fois une maison médicale gérée par ses patients et un centre de formation pour coopérants internationaux unique en son genre et rapidement très reconnu.

En 2016, faute de besoins, la maison médicale a fermé ses portes et l’ONG a déménagé à Paris. Le domaine a alors été mis en vente.

Le premier repreneur potentiel, les Diaconesses de Reuilly, a proposé d’en faire un centre d’accueil pour demandeurs d’asile syriens. Cette proposition a été très mal perçue par des habitants du village, qui se sont mobilisés contre. Face à un rejet potentiel et à une absence d’intérêt de l’État, la vente a échoué.

Sur ces entrefaites, j’ai rencontré le président de l’ONG lors des obsèques de l’une des dernières grandes figures de l’Hermitage. Il m’a invité à venir sur place pour échanger sur l’avenir du site. C’est ce que j’ai fait, accompagné par quelques amis d’OpenStreetMap, dont j’étais alors administrateur, tous passionnés par les hackerspaces et à la recherche de lieux de liberté. À l’occasion de la COP21, j’avais été impressionné par ce qui se faisait au château de Millemont, où des collectifs accueillaient des passionnés de low tech et de HackForGood venus du monde entier. Pour moi, c’était là un modèle qu’il était peut-être possible de pérenniser à Autrêches. J’ai donc réuni à l’Hermitage tous mes réseaux durant un week-end en décembre 2016, et c’est ainsi qu’est né notre tiers-lieu, dans l’enthousiasme général. Nous avons décidé, afin de ne pas accentuer la méfiance des habitants et de lever des fonds propres, d’organiser une journée porte ouverte pour le lancement d’une grande campagne de financement participatif. Lors de cette journée, qui a eu lieu le 13 mai 2017, nous avons présenté à 700 visiteurs ce qu’allait être ce tiers-lieu. Les habitants du village, tout aussi inquiets que séduits, ont été au rendez-vous.

Dans cette forte dynamique, nous avons levé 100 000 euros en un mois de campagne, sur la plateforme de financement participatif Ulule. Cela nous permettait de tenir un an, en location temporaire du site, toutefois. Nous avons immédiatement créé une SCI (société civile immobilière) et avons levé, à côté des 100 000 euros de fonds propres de fonctionnement, 150 000 euros de parts sociales auprès de 30 sociétaires individuels. Bien qu’une première promesse d’achat ait été signée dès le mois d’octobre 2017 et qu’un modèle économique ait été envisagé, nous n’arrivions pas à convaincre les banques locales que nous sollicitions. Entre les mois de novembre 2017 et juillet 2018, nous avons vécu une première phase opérationnelle durant laquelle nous pouvions arrêter à tout moment. La découverte d’un vice caché, en juillet 2018, a fait tomber notre modèle et a remis la vente en cause. Nous avons toutefois négocié à la baisse le prix demandé. Au début de l’année 2019, l’acte d’achat du domaine a finalement été signé. Nous sommes alors entrés dans le long terme, l’horizon de trois ans passant à vingt-cinq ans.

Au printemps 2020, alors que la Covid-19 avait mis tout le monde à l’arrêt, nous avons redoublé d’effort et également obtenu le label Fabrique de territoire, créé par l’État pour accompagner l’émergence des tiers-lieux. Par ailleurs, sur les 2 hectares de terres maraîchères, en partenariat avec la SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) SENS, nous avons décidé, malgré la pandémie, de lancer un projet pilote de microferme maraîchère, pratiquant la culture biologique et la vente en circuits courts, en fondant une SCEA (société civile d’exploitation agricole), Les Jardins de l’Hermitage. Parallèlement, afin de soutenir ce projet très porteur et expérimental sur la thématique de l’alimentation, l’AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne) Graines de Vies a été lancée par des habitants du village, en intégrant aussi d’autres producteurs locaux de fruits, légumes, produits frais et fermiers.

À la sortie du confinement, en juin 2020, nous avons décidé de lancer une deuxième campagne de financement participatif. Nous avons levé 88 0000 euros en trente-cinq jours pour créer le café de l’association et soutenir l’AMAP, notamment. L’année suivante, nous avons emprunté 100 000 euros supplémentaires à notre banque pour une première rénovation, qui a concerné 15 anciennes chambres de la maison médicale. Il était pour nous essentiel de pouvoir accélérer l’accueil de groupes en séminaire, ce qui nous permettrait d’asseoir la crédibilité de notre modèle économique.

L’année 2022 a été celle de la consolidation de notre modèle de pluriactivité. Notre holding a confirmé son rôle de “tracteur économique” du site, permettant de mener à bien les rénovations nécessaires. Nous avons réalisé une levée de fonds de 3,5 millions d’euros, en prévoyant la transformation de notre SCI en SCIC. Notre microferme est désormais installée dans la durée. Un microbrasseur, arrivé en 2018, étant en partance, nous travaillons à son remplacement par des activités d’artisanat et des chaînes de production alimentaire, dans le cadre du label Manufacture de proximité, dédié à la structuration des tiers-lieux de production. Notre activité associative s’est considérablement développée et s’achemine à présent vers un centre social rural à vocation d’accompagnement aux grandes transitions.

Acheté un peu plus de 300 000 euros trois ans plus tôt, l’Hermitage va pouvoir lever 4 millions d’euros de fonds auprès de partenaires pluriels, notamment la Banque des Territoires et une banque de place, pour environ 1 million d’euros chacune. Un partenariat avec l’ONG ACTED est par ailleurs en cours de structuration dans le cadre du forum mondial 3Zéro (zéro carbone, zéro exclusion, zéro pauvreté) de Convergences1, et l’Hermitage sera le premier tiers-lieu “3Zéro” en Europe.

L’année 2023 devra être, pour l’Hermitage, l’année du passage à la maturité et de la stabilisation de son modèle économique.

Un écosystème d’acteurs en synergie

Les activités de l’Hermitage se répartissent en quatre pôles, investis par différents types d’acteurs : un pôle Production, avec ses trois composantes, l’artisanat et le numérique, l’alimentaire avec la microferme et l’espace forestier ; un pôle Événementiel – pouvant accueillir jusqu’à 2 000 personnes – et Hébergement – avec, outre les 40 chambres du bâtiment principal, des chalets et des maisons forestières ; un pôle Médiation, Formation et Services de proximité, avec notre café, une AMAP et la brasserie ; un pôle Administratif, qui gère la structure et assure les fonctions support.

Nos chiffres clés sont, depuis les débuts de l’Hermitage, 40 emplois en équivalent temps plein au sein de 11 structures ; 100 bénévoles ; 2 000 donateurs depuis la première campagne, 60 actionnaires de la SCI ; 200 000 euros de fonds propres et de soutiens locaux et nationaux ; 150 groupes accueillis en séminaires ; 30 projets, ayant un impact sur leur territoire, accompagnés dans toute la France ; 10 000 personnes accueillies sur le site dans le cadre de nos différentes activités ; 2 millions d’euros déjà investis dans ce site rural par le collectif indépendant qu’est l’Hermitage ; et 70 paniers par semaine de légumes frais distribués via notre AMAP.

Notre organisation, quant à elle, est articulée autour de quatre structures juridiques étroitement complémentaires qui produisent, organisent, stimulent, relient et valorisent l’ensemble des acteurs de notre écosystème :

l’Hermitage Expérimentations, association d’intérêt général, est un outil au service des habitants du territoire, engagée dans la lutte contre les inégalités en ruralité et architecte des coopérations entre acteurs du tiers-lieu ;

l’Hermitage Coopérative, SCIC, gère, en tant que propriétaire, l’infrastructure du tiers-lieu et organise la vie quotidienne ;

l’Hermitage Séjours inspirants, SAS (société par actions simplifiée) agréée ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale), en tant que société de séjours et d’organisation d’événements, commercialise des expériences immersives et inspirantes pour des groupes de professionnels et de particuliers, et fait rayonner l’expérience de l’Hermitage au-delà de notre territoire ;

l’Hermitage Impact & Transitions, SAS, conseille, outille et prototype des projets expérimentaux et innovants à fort impact territorial, pour le compte de collectivités et de porteurs de projets, et forme des acteurs engagés dans les transitions rurales.

À mes côtés, l’équipe dirigeante est composée de trois autres membres, tous cofondateurs : Latifa Dansfakha, directrice générale du Groupe et directrice opérationnelle de l’Hermitage Impact & Transitions ; Mathieu Karinthi, mon frère, président de la SAS Groupe Hermitage et directeur opérationnel de Séjours inspirants ; Armelle de Vismes, directrice opérationnelle de l’Hermitage Expérimentations.

Chacun de nous, grâce à nos passés professionnels tant dans l’économie sociale et solidaire (ESS) que dans la production ou la culture, est pluridisciplinaire et apte à intervenir dans tous nos secteurs d’activité, l’intérêt du tiers-lieu étant “d’hybrider” et de croiser les engagements individuels.

Globalement, l’Hermitage est donc bien une organisation hybride dans laquelle les liens entre les structures sont essentiels, l’équilibre économique pérenne de la SCIC, voire sa profitabilité, étant la clé de voûte de notre modèle de gouvernance et de notre structuration juridique.

Débat

Un environnement institutionnel contrasté

Un intervenant : Comment vous connectez-vous avec le territoire et avec les élus locaux ?

Jean Karinthi : Cette connexion est encore inaboutie tant l’atterrissage de notre projet a été “vif” et surprenant pour le territoire. La question se pose réellement avec notre communauté de communes. Nous sommes trop excentrés et trop autonomes. Les élus n’ont pas été suffisamment associés dès le départ à notre projet.

Progressivement, la commune s’est habituée à nous parce que nous sommes un acteur important du village. Le conseil municipal a intérêt à nous voir nous développer, tant que nous ne bouleversons pas les équilibres.

Dépasser l’entre-soi pour faire société

Int. : Comment les agriculteurs locaux vous voient-ils ?

J. K. : Au sein de notre conseil d’administration siège déjà une agricultrice, dont je suis très fier de la participation. Il s’agit d’Emmanuelle Bour-Poitrinal, ingénieure générale des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Aude Leroux, exploitante sur une surface de 500 hectares dans les environs, est également des nôtres ainsi que Michel Potier, le maire du village et agriculteur retraité qui a transmis son exploitation à son fils. Tous deux sont membres de l’AMAP et sont présents dans la vie citoyenne de l’Hermitage.

Les agriculteurs participent donc, non parce que je leur aurais vendu du rêve, mais parce que nous avons conjointement monté des projets, notamment pour les grands céréaliers et sucriers, dans le cadre d’une association d’intérêt général, Performance agroécologique, qui les accompagne dans la décarbonation de leurs productions et le développement de services environnementaux. Parmi leurs projets, idéalement, ils souhaiteraient réaliser leur propre place de marché en ligne, afin de pouvoir vendre aux entreprises leurs services environnementaux.

Int. : Qu’est-ce que ça leur apporte ?

J. K. : Les agriculteurs à la tête d’une exploitation de plusieurs centaines d’hectares positionnée sur les marchés internationaux doivent, pour en préparer la transmission, dès à présent travailler à de nouveaux modèles économiques complémentaires des modèles de grandes cultures intensives, ouverts et exposés sur les marchés internationaux, très consommateurs d’intrants chimiques, d’eau et de plus en plus marginalisés et décriés par les consommateurs. L’enjeu est de transmettre une exploitation agricole désirable et attractive, d’essence familiale, qui ne soit pas nécessairement condamnée au gigantisme. Le risque est tout de même de ne pas voir de jeunes reprendre les exploitations et, en conséquence, que ces terres soient vendues au plus offrant, y compris à des capitaux étrangers hors Union européenne.

Int. : Comment les villageois vous perçoivent-ils ? Viennent-ils dans votre centre informatique ?

J. K. : Nous sommes partis de l’intuition que ce tiers-lieu devait être un espace de vie sociale doté, comme le sont les centres sociaux depuis plus de soixante-dix ans, d’outils d’éducation populaire. Néanmoins, mettre cela en place prendra du temps, les habitants du village n’ayant a priori rien attendu de l’Hermitage depuis cinquante ans. Seule sa forêt, bien que privée, a toujours été un véritable tiers-lieu, constamment fréquenté par la population. Rien n’est pourtant figé. Une fois par mois, nous organisons le Samedi des possibles. Cet événement monte en puissance à chaque édition et ce sont de petits caps qui, à chaque fois, sont franchis. Heureusement, grâce au maire, ancien exploitant et syndicaliste agricole, ainsi qu’à son fils, qui a été président des Jeunes agriculteurs de l’Oise, nous avons été très favorablement accueillis dans le village. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une hostilité formalisée, mais d’un temps d’appropriation nécessaire.

Nous avons l’ambition de devenir un lieu social, d’intervenir sur les pratiques et les enjeux de transformation des modes de vie des habitants. Nous utilisons le Guide d’évaluation de l’impact des tiers-lieux ruraux, de l’association Familles rurales, pour construire notre vision de ce sujet. Pour l’Hermitage, c’est un engagement sur le fil du rasoir, car lorsque deux ans après les Gilets jaunes vous parlez de la décarbonation des transports, les gens se méfient et craignent son impact sur leur vie quotidienne. L’idée est donc de les accompagner dans un processus d’appropriation progressive de ces enjeux.

En ce qui concerne le numérique, c’est plus compliqué. La pandémie de Covid-19 ayant détruit le peu de possibilités de vivre ensemble qu’il restait, les gens ne quittent pas leur habitat pavillonnaire. Souvent, leur vie n’est pas simple et aller dans un café n’est plus dans les usages.

Int. : Avez-vous des projets qui relient les disponibilités de logements ou de lieux de travail, l’accès à l’éducation ou à la santé, la mobilité, etc., sujets problématiques pour des personnes éloignées des centres urbains ?

J. K. : Les acteurs du logement, en particulier social, n’ont pas encore bien pris la mesure ni des aspirations des populations concernées ni des capacités de nouveaux modèles à concilier ces différents domaines. La mobilité, quant à elle, relève des compétences des EPCI (établissements publics de coopération intercommunale) et il serait bon que ceux-ci créent désormais autre chose que des lignes de bus. Aujourd’hui, beaucoup d’outils permettent déjà de fluidifier la mobilité, telles les coopératives de transports partagés dont mon associée, Latifa Dansfakha, est une experte. Or, pour que nous puissions mettre en place de telles infrastructures, encore faudrait-il que l’on nous en donne le mandat, car nous n’avons pas de fonds propres suffisants pour le faire seuls.

Le tiers-lieu pourrait apporter des réponses à cette problématique. Par exemple, dans le cadre de la SCIC Ambition Transition, nous avons noué un partenariat avec Mob-ion, entreprise qui fabrique des scooters électriques garantis “à vie”, avec une autonomie de 60 kilomètres. Des jeunes allocataires du RSA (revenu de solidarité active) seront bientôt dotés de ces scooters dans le cadre d’une location de longue durée qui leur coûtera 20 euros par mois, les bailleurs sociaux, le FSE (Fonds social européen) et l’État assumant le complément. C’est là une solution très concrète de mobilité.

En matière de logement, je m’inspire notamment du modèle de la Foncière Chênelet2 et des foncières solidaires qui se développent beaucoup en ce moment.

Ce sont toutefois des opportunités offertes en général à l’appréciation d’élus locaux disposant de leviers de décision, de fonciers, de moyens publics et passant commande. Du point de vue d’un gestionnaire de foncier privé dans un village dortoir très rural, où la maison individuelle est la norme, le contexte est tout autre. Sur un dossier sensible de cet ordre, je dois veiller à bien appréhender l’ensemble des enjeux, notamment l’ensemble de mes besoins de consommation foncière. Il ne faut surtout pas négliger, sur ce sujet clé, l’évolution du contexte très actuel relatif à la “sobriété foncière” applicable non à l’échelle du village ou de l’intercommunalité, mais à l’ensemble d’un bassin de vie. C’est ce que l’on appelle le “zéro artificialisation nette”.

L’Hermitage détient assez de foncier pour que l’on puisse y faire du logement collectif innovant, notamment pour les jeunes ou les aînés, mais là où nous nous trouvons, rien n’est moins évident.

Charles-Benoît Heidsieck : Vous décrivez ce que nous appelons au RAMEAU un territoire d’intérêt général à portée de main. En effet, la notion d’intérêt général se joue désormais à l’échelle d’un périmètre au sein duquel il est possible de dépasser l’entre-soi afin de faire société. Les territoires sont des laboratoires pour les chercheurs qui inventent le monde de demain. C’est pourquoi les pays du Sud ont exigé, en 2015, que soit rédigé le 17e objectif de développement durable (ODD), qui pose pour la première fois les questions suivantes : comment respecter la souveraineté des États tout en construisant une démarche commune ? comment investir et commercer ? comment prendre en compte les évolutions technologiques ? et comment organiser les transferts de savoir-faire ? Il s’agit ainsi d’instaurer un programme véritablement systémique autour de questions structurantes, que l’on retrouve au cœur de ce que doit être un tiers-lieu.

Quelles relations entretenez-vous avec les acteurs de votre écosystème économique local ?

J. K. : Ce point, très important pour nous depuis 2017, n’a cependant pas été assez investi à ce jour pour des raisons de moyens et de savoir-faire. Avec notre conseiller forestier, nous avons prioritairement travaillé sur le rôle éducatif et de loisirs que peut jouer notre écosystème forestier auprès de la population locale, ce qui est une manière d’agir sur sa préservation et son rapport à la fonction économique. Nous reposons néanmoins sur une infrastructure trop modeste pour pouvoir prétendre être une expérimentation concluante sur le plan économique. À l’avenir, j’espère pouvoir fédérer les forestiers privés, en particulier autour de la problématique du bois comme source d’énergie de chauffage.

Dans le domaine agricole, nous sommes particulièrement présents sur l’axe du développement de l’autonomie alimentaire par le biais des microfermes. Celle que nous avons développée à l’Hermitage est un bon prototype, mais la question qui se pose désormais est celle du passage à l’échelle, et donc de l’accès à la terre pour le maraîchage, obstacle important du fait des faibles disponibilités. À terme, les agriculteurs devront sans doute accepter, pour des raisons économiques, d’accueillir des maraîchers sur leurs exploitations.

En ce qui concerne la grande culture, comme évoqué plus haut, nous entretenons un dialogue régulier avec les exploitants, que je connais tous pour avoir jadis été scolarisé avec eux. Je connais donc ce monde professionnel, ses valeurs et ses usages, et cette collaboration a pour moi beaucoup de sens.

Pour agir efficacement auprès des commerçants et des artisans, dont l’activité ne s’arrête pas aux frontières administratives de l’Oise et de l’Aisne, il nous faudrait lancer un pôle territorial de coopération économique (PTCE) à cheval sur ces deux départements, avec toutes les difficultés que cela soulèverait. Ce serait pour nous un gros chantier supplémentaire, ouvrant un nouveau débat avec des élus qui n’en comprendraient sans doute pas la nécessité. Alors, petit à petit, nous construisons des structures de proximité. Nous espérons avoir un embryon de débat sur l’avenir du commerce et de l’artisanat, mais cela demande des moyens et une programmation que nous n’avons pas encore inscrits dans nos priorités. En ce moment, la crise de l’énergie pèse lourdement sur les petits commerçants et les artisans, et nul ne sait ce qui résultera de cette situation. Si nous restons présents et à l’écoute, peut-être serons-nous alors reconnus comme des acteurs locaux légitimes. Les chambres consulaires ne sont pas neutres dans cette histoire et nous répondons à un appel à projets de la région avec l’Afpa (Association nationale pour la formation professionnelle des adultes) sur l’avenir de la formation dans les tiers-lieux, en les associant, afin d’accompagner vers une meilleure compréhension de ces enjeux et innover dans la formation “aux premiers kilomètres”, qui doit être plus proche des gens vivant dans les territoires ruraux.

Cinq ans après…

Int. : Comment réussissez-vous à stimuler l’intelligence collective au service de votre projet ? Quelle place accordez-vous aux jeunes ?

J. K. : Je pense qu’il nous faut refonder régulièrement et collectivement notre projet, afin de lutter contre l’usure morale et physique. Depuis le lancement du projet de l’Hermitage, nous avons d’abord vécu trois années d’extrême créativité, en accordant une grande place à l’intelligence collective, formelle et informelle. Notre lieu a été un laboratoire, une hacker place, concept venu des gens du numérique, plutôt libertaires. Ainsi, les membres d’un collectif de réduction des risques en technival3 ont passé six mois à l’Hermitage et leur culture nous a encore plus stimulés. On a même vu, à cette époque, des fonctionnaires de la Direction interministérielle du numérique (DINSIC) être servis à table par ces fans de musique techno chargés de la sécurité de leurs festivals ! C’était quelque peu expérimental et pour le moins inattendu !

Nous sommes aujourd’hui dans une période de réengagement. Nous avions déjà rédigé un petit livre, intitulé 500 jours après, qui racontait où nous en étions à l’époque. Quoique le tirage fut confidentiel, il a été lu, en particulier dans le monde de l’innovation sociale, pour lequel une telle démarche collective a du sens. J’ai désormais envie d’écrire Cinq ans après ! J’essaie ainsi de stimuler la motivation de l’équipe, car quand vous entrez dans les questions que pose la gestion d’un tel lieu, vous êtes un peu écrasé par les règles et les contraintes exogènes. L’intelligence collective est alors un puissant ressort de résilience.

En ce qui concerne les jeunes, en particulier les adolescents et les jeunes adultes, il faut considérer que, dans un village comme le nôtre, ceux qui restent sont peu nombreux, souvent dans le repli sur soi et parfois dans la peur de changer d’environnement. Nous avons cependant imaginé et testé des choses, en lançons, ou en lancerons d’autres... L’idée est qu’en écoutant, en donnant de la place aux gens dans notre lieu et nos instances, en créant toujours plus de confiance et de liens, mais aussi en assumant de tâtonner, d’essayer, on se mettra progressivement en phase avec les besoins, attentes et souhaits. C’est un processus d’appropriation progressive par les habitants qui se joue ici. À titre d’exemple, à la suite de demandes, et les décrocheurs étant nombreux à la campagne, nous avons testé la mise en place d’une formation en installation et dépannage informatique pour des jeunes allocataires du RSA. Cela a été un succès, mais nous étions trop à cheval sur deux univers, l’insertion et la formation. Nous avons donc fait évoluer ce projet.

Dans tout ce qui a été fait, deux axes se dégagent : d’une part, le lien social et l’éducation populaire, dans le cadre d’une labélisation en tant qu’espace de vie sociale, attribuée par la Caisse d’allocations familiales ; d’autre part, les métiers de la formation, par l’accueil d’organismes de formation sur le site.

Nous avons par ailleurs accueilli beaucoup de volontaires venant des villes et diplômés. Cela constitue une constante de la vie sur notre site, où il y a toujours des stagiaires, des volontaires, de woofers, etc. Si l’on met tout cela bout à bout, cela fait du monde qui se croise !

Entre partenaires et compagnons

Int. : Qui sont vos partenaires au sein de la SCIC Hermitage ?

J. K. : La holding est le leader de la SCIC, ce qui est important puisqu’elle en est cofondatrice avec l’association d’intérêt général. La société d’aquaponie Végéto et la microferme Les Jardins de l’Hermitage en sont également fondatrices.

L’établissement public foncier (EPF) local devrait prochainement être également un partenaire dans le cadre de son plan stratégique pour les années à venir, dans lequel les tiers-lieux joueront un rôle cardinal.

En bref, l’Hermitage est une preuve de concept qui reste encore à valider et la SCIC permet de connecter l’ensemble de ces acteurs.

Int. : Quel est le niveau de contribution de l’événementiel et des séminaires à votre économie ? La clientèle qu’ils attirent reste-t-elle en marge de votre communauté ?

J. K. : Nous avons créé l’Hermitage Séjours inspirants afin de générer suffisamment de revenus pour faire vivre les autres activités. C’est là que la SCIC prend tout son sens. Parmi les groupes venus en séminaire, nous avons eu des directions RSE d’entreprises du CAC 40, des cabinets d’architectes, des ONG, etc. Cela représente environ la moitié de nos revenus.

Notre maison est désormais devenue un tiers-lieu qui accueille des groupes dont la sensibilité est proche de la nôtre. Avant leur venue, nous menons avec eux un travail de préparation, de négociation et de vente parce que notre objectif n’est pas que ces gens arrivent avec leurs problèmes et s’isolent en salle de formation. Dans leur intérêt et dans le nôtre, le but est qu’ils achètent non seulement un hébergement, mais aussi un accompagnement qui les amènera, par exemple, à consacrer du temps aux activités proposées sur le site. Cela permet d’enrichir un séminaire et d’intégrer les participants dans notre écosystème, car c’est ainsi que nous parviendrons à équilibrer socialement notre activité. Notre café est aussi un lieu d’échanges intéressant, autour d’un verre, entre résidents et séminaristes. Nous ne souhaitons pas que ces derniers prennent l’Hermitage pour un parc d’attractions, nous visons plutôt la création d’un écosystème au sein duquel des groupes de 40 à 100 personnes puissent trouver leur place.

En ce qui concerne l’événementiel, nous commençons à accueillir régulièrement des événements festifs et/ou professionnels de clients privés, associatifs. Nous avons un savoir-faire qui est de plus en plus reconnu et nous assure – pour le moment par le bouche à oreille – des résultats prometteurs.

Int. : Avez-vous déjà fait appel à des entreprises locales susceptibles de mettre, dans le cadre d’un mécénat de compétences, leurs diverses expertises au service des créateurs et entrepreneurs qui viennent à l’Hermitage ?

J. K. : En tant que tiers-lieu, on “compagnonne” avec d’autres acteurs, en particulier de l’ESS et de l’artisanat. Je recevrai prochainement Antoine Ferchaud, le fondateur du dispositif L’Ouvre-Boîte, d’Apprentis d’Auteuil, et je compagnonne également beaucoup avec le monde économique compiégnois, très riche en grandes entreprises, et ses clubs de services. Néanmoins, avec ce type d’acteurs en silos, nous n’avons guère de praticiens du mécénat de compétences à proximité. Ce lien avec le monde économique local reste cependant vital pour nous.

Int. : Pour réussir une levée de fonds de 4 millions d’euros, il faut généralement raconter une belle histoire aux investisseurs. Quelle est la vôtre ?

J. K. : Réussir une levée quand on s’affiche comme un “vrai tiers-lieu” est une gageure. Aujourd’hui, nous proposons une holding avec une société d’hôtellerie et de séminaires rentable, adossée à du foncier intelligemment valorisable, et une société de conseil, elle aussi rentable. C’est autour de cela que nous créons la nécessaire confiance. Investir maintenant dans l’Hermitage, c’est donc choisir un projet exemplaire sur les enjeux de transition avec une rentabilité à long terme tout à fait convaincante. Ce discours n’a rien de très original.

Int. : Qu’est-ce qui vous a amené là ?

J. K. : J’ai passé toute mon enfance à l’Hermitage, avec mes frères et sœurs. Mes parents travaillaient sur place. J’ai été très marqué par les valeurs transmises dans le cadre de l’éducation que j’y ai reçue. Je suis allé à l’école primaire communale du village, j’ai suivi mes études secondaires à Soissons, puis des études supérieures d’histoire et de sciences politiques, en terminant mes études à la Sorbonne avant de me consacrer à la coopération et à l’aide au développement. J’ai ensuite travaillé pour plusieurs villes françaises et, dernièrement, pour la ville de Paris comme cadre chargé de la Maison des associations du 2e arrondissement, où j’ai vécu la révolution des start-up en travaillant dans le quartier du Sentier. Parallèlement à ma vie professionnelle, je me suis toujours fortement engagé au sein d’ONG comme ACTED, puis SOS Méditerranée, dont j’ai participé à la création et au lancement en France. À un moment, j’ai dû choisir entre poursuivre au sein de la ville de Paris, mais dans des responsabilités plus administratives, et me lancer dans autre chose. C’est alors que l’Hermitage a été mis en vente.

Je suis donc aujourd’hui un entrepreneur social qui, après une transition professionnelle, fait vivre un lieu qui lui est cher, même si je n’envisage pas d’y passer le reste de mes jours. J’espère que la preuve de concept qu’est l’Hermitage sera bientôt validée et que cette expérience pourra alors essaimer, car je suis convaincu que, tôt ou tard, tous les villages auront leur tiers-lieu.

1. Depuis son lancement en 2008, ce forum rassemble chaque année plusieurs milliers de professionnels pour échanger sur les solutions innovantes de lutte contre la pauvreté et la précarité, et contre le dérèglement climatique dans le monde.

2. Le modèle de la Foncière Chênelet allie logement social, emploi et environnement. Il répond aux enjeux croissants des territoires ruraux : vieillissement des habitants, situations de handicap, maintien des familles, etc., là où les bailleurs sociaux traditionnels n’ont pas de solutions – https ://fonciere-chenelet.org.

3. Festival de musique électro et techno.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE