Exposé d’Yves Marignac

L’association négaWatt, créée il y a plus de vingt ans, considère l’énergie comme un système sociotechnique mettant en relation des ressources prélevées dans notre environnement et les services que nous rend la consommation d’énergie. Actuellement, ce système n’est pas soutenable, au regard à la fois du changement climatique, du risque d’épuisement des matières premières et des inégalités qu’il génère. Pour le rendre durable, on peut changer de type de ressource mobilisée et améliorer l’efficacité du système, mais, selon négaWatt, il est indispensable de commencer par maîtriser le niveau de service attendu de ces ressources. C’est dans cet effort individuel et collectif que consiste la sobriété.

Sobriété individuelle, sobriété structurelle

La sobriété peut prendre plusieurs formes. On peut agir sur l’intensité du service en éteignant les appareils inutiles, en baissant le chauffage, en réduisant la vitesse des véhicules. On peut aussi réduire le dimensionnement des équipements, par exemple la taille des véhicules ou celle des appartements. On peut enfin mutualiser les services à travers le transport collectif ou le covoiturage, le coworking, ou encore le prêt d’équipements du quotidien.

À l’occasion du risque de pénurie de l’hiver 2022-2023 provoqué par la guerre en Ukraine, on a observé une réduction de 10 % de la consommation d’énergie en France. Une partie de cette baisse a été subie par les entreprises, les collectivités et les ménages précaires, qui ont vu leur facture d’énergie s’alourdir brutalement, mais une partie est imputable à un effort de sobriété se traduisant par un usage plus modéré des équipements, véhicules ou bâtiments. Dans les propositions qu’elle a faites au Gouvernement pour son plan Sobriété, négaWatt évalue à 30 % le potentiel théorique d’économie d’énergie mobilisable à travers ce type d’action.

Pour aller plus loin, il faut engager des efforts de sobriété plus structurels. L’association négaWatt a élaboré un scénario dans lequel, d’ici 2050, le nombre de mètres carrés par habitant serait stabilisé, les distances parcourues seraient réduites de 15 % grâce à l’aménagement du territoire, le trafic aérien entre la France et les pays étrangers serait diminué de moitié et ses liaisons intérieures supprimées d’ici 2035, et le transport de marchandises (routier, fluvial ou ferroviaire) diminuerait de 20 %. Ces mesures pourraient conduire, selon nos calculs, à une réduction structurelle de 20 % de la consommation d’énergie.

Selon la plupart des scénarios français ou internationaux conformes à l’Accord de Paris, il est nécessaire de réduire d’environ 50 % la consommation d’énergie à l’horizon 2050. La sobriété pourrait assurer une petite moitié des économies d’énergie à réaliser, l’efficacité énergétique couvrant le reste. Selon le scénario négaWatt, cet effort de sobriété permettrait, par ailleurs, de réduire d’un tiers notre consommation globale de matières premières.

Comment mettre en œuvre la sobriété ?

En 2022, dans son sixième rapport d’évaluation, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a, pour la première fois, mentionné la nécessité, pour lutter contre le changement climatique, de recourir à la sobriété, dont il propose la définition suivante : « Les politiques de sobriété sont un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter la demande d’énergie, de matériaux, de terre et d’eau, en assurant le bien-être de tous les êtres humains dans les limites de la planète. » Cette définition souligne que la sobriété vise à la fois au respect des limites planétaires et à une meilleure distribution de l’accès aux ressources à l’intérieur de ces limites, traçant ainsi des orientations sur la façon de la mettre en œuvre.

La sobriété ne peut pas reposer uniquement sur des changements individuels de comportements. Elle doit faire l’objet de politiques publiques visant à adapter certaines infrastructures, mais aussi les normes sociales.

Elle suppose également de changer de modèle économique. La prise en compte des limites planétaires heurte frontalement le principe de croissance du PIB, qui fait reposer la création de valeur sur la destruction des ressources. Plutôt que de promouvoir la décroissance, négaWatt met en avant une post-croissance qui permettrait de créer de la valeur tout en préservant et en partageant les ressources, au lieu de les accaparer et de les détruire.

Un autre enjeu est celui de la justice sociale. Dans un système reposant sur l’égalité théorique des chances, les inégalités les plus criantes, comme l’utilisation de jets privés sur de courtes distances, restent supportables. En revanche, dans un contexte marqué par l’exigence de sobriété face à l’épuisement des ressources, ces inégalités deviennent des injustices, car elles sont perçues comme une limitation, par les plus riches, de la capacité du reste de la population à consommer décemment.

Prendre en compte ces différents enjeux exigera beaucoup de régulation, mais aussi beaucoup de démocratie. La détermination du niveau acceptable de sobriété ne pourra pas être décrétée par des experts. Elle doit être débattue collectivement, car les mesures de sobriété ne pourront être mises en œuvre qu’avec le consentement de la population.

Exposé de Didier Holleaux

Les cinq principales activités d’ENGIE aujourd’hui sont le développement des énergies renouvelables, les infrastructures énergétiques (transport et stockage), la production électrique flexible (notamment à partir de gaz et de biogaz), la vente de gaz et d’électricité aux clients particuliers et, enfin, un métier appelé ENGIE Solutions, qui consiste à aider des entreprises de l’industrie et du tertiaire, ainsi que les collectivités locales à réduire leur consommation d’énergie. Cette dernière activité repose, pour l’essentiel, sur l’efficacité énergétique, qui consiste à produire le même service avec moins d’énergie, mais aussi sur la sobriété, qui permet de réduire la consommation d’énergie grâce à un service légèrement dégradé ou différent.

La sobriété en interne

Pour un énergéticien comme ENGIE, il n’est pas très facile d’expliquer à ses clients que tous les besoins d’énergie qu’ils expriment ne sont pas de vrais besoins et qu’il faut renoncer en partie à les satisfaire. Nous avons donc commencé par balayer devant notre porte, en prenant des mesures de sobriété dans notre propre entreprise.

Nous avons tout d’abord réduit la climatisation de nos locaux en été et leur chauffage en hiver, ce qui est moins simple qu’il n’y paraît, car cette question est genrée. La plupart des femmes supportent assez bien de travailler à 26 degrés Celsius en été, mais pas à 18 degrés Celsius en hiver, et, pour les hommes, c’est l’inverse. Pour faciliter ces réductions de consommation, les salariés sont encouragés à adopter des tenues plus décontractées à la belle saison et à mettre des pulls en hiver.

Nos collaborateurs sont incités à préférer le train à l’avion chaque fois que possible et, par ailleurs, nous favorisons le télétravail, ce qui a un impact direct sur la demande de transport, mais se traduit aussi par une évolution des modes de gestion. Lorsqu’un manager ne rencontre plus ses équipes en présentiel qu’une fois par semaine ou tous les quinze jours, il doit veiller à garder suffisamment de contact en distanciel pour sentir si l’un de ses collaborateurs est en difficulté et a besoin d’aide, par exemple. Au sein de la direction du Groupe, nous ne réunissons désormais tous les dirigeants qu’une fois par an, ce qui rend plus délicat d’échanger les bonnes idées, de créer une communauté soudée et de faire circuler les personnes au sein de l’organisation, mais c’est le prix à payer pour réduire notre empreinte carbone.

Autre exemple de mise en œuvre de la sobriété en interne, lorsque nous avons décidé d’offrir des services de certification des justificatifs de domicile via la blockchain, nous avons opté pour la preuve d’autorité (dans laquelle une seule personne effectue le calcul et huit autres le contrôlent) plutôt que pour la preuve de travail, une technologie extrêmement gourmande en énergie. On estime ainsi qu’une transaction financière en bitcoins, qui recourt à la preuve de travail, nécessite environ 20 000 fois plus d’énergie qu’une transaction via un réseau de paiement électronique tel que Visa.

Des clients inégalement motivés

En ce qui concerne la promotion de la sobriété auprès de nos clients, il est plus facile de convaincre ceux dont le modèle d’affaire relève du B to B to C que ceux qui fonctionnent en B to B.

Le B to B to C

Nous avons de très bons exemples de mise en œuvre de la sobriété par des industriels ou des collectivités ayant affaire à un utilisateur final, auquel ils peuvent demander d’accepter certains efforts.

Par exemple, nous avons signé des accords avec la Ville de Paris pour piloter la dépense d’énergie des écoles. Notre dispositif, qui consiste à couper automatiquement le chauffage dès que les capteurs détectent qu’une salle est vide, entraîne une petite baisse de confort, car, le lundi matin, les locaux mettent un peu de temps à se réchauffer, mais permet de vraies économies d’énergie. Nous avons également convaincu des municipalités de gérer l’éclairage urbain en fonction de la présence d’utilisateurs, les lampadaires s’allumant et s’éteignant les uns après les autres pour éclairer la personne qui se déplace, plutôt qu’une rue vide.

Dans le domaine de la mobilité, nous proposons la mise en place d’autobus à haut niveau de service fonctionnant avec des énergies renouvelables, comme les bus à hydrogène desservant la ville de Pau, ce qui favorise le retour au transport collectif des clients qui étaient passés à la voiture individuelle.

Le B to B

Le dialogue est un peu plus difficile avec les clients fonctionnant en B to B. Quand nous identifions des solutions intelligentes mises en œuvre par une entreprise d’un secteur donné, nous les proposons à nos clients relevant du même domaine d’activité.

Il y a quelques années, par exemple, tous les data centers étaient climatisés à 24 degrés Celsius, alors que l’important est surtout de s’assurer que, pour certains équipements, la température n’aille pas au-delà de 25 degrés Celsius. La solution consiste à installer un circuit de refroidissement centré sur les unités émettant le plus de chaleur et de laisser le reste du bâtiment à 30 degrés Celsius. Il en résulte un peu d’inconfort pour les techniciens de maintenance, mais la réduction de la consommation d’énergie est considérable. De plus, étant à une température plus élevée, la chaleur récupérée est plus facile à valoriser pour d’autres usages, par exemple pour chauffer une piscine voisine. De façon complémentaire, nous proposons des systèmes permettant d’arrêter certains serveurs en cas de pic de la demande d’électricité, ou encore d’accroître la durée de vie des serveurs, car une bonne partie de la consommation totale d’énergie des data centers s’effectue lors de la fabrication du matériel informatique.

Autre exemple de mesure proposée à nos clients en B to B, nous leur suggérons de renoncer aux pratiques de maintenance systématique en faveur d’une maintenance curative, mais anticipée. Grâce à des capteurs et à une exploitation massive des données, il est possible de remplacer une pièce juste avant qu’elle ne défaille, au lieu de la changer tous les trois mois conformément aux recommandations du fabricant.

Nous sensibilisons aussi nos clients au fait que l’énergie n’a pas du tout la même valeur en fonction du moment où ils la consomment. Décaler l’utilisation d’un équipement à une heure où l’énergie ne coûte pratiquement rien est une forme de sobriété qui présente un grand intérêt pour le dimensionnement du système électrique. Dans la plasturgie, traditionnellement, on maintenait les machines en température de sorte qu’elles puissent démarrer à tout moment de façon instantanée. Lorsque le programme de fabrication ne prévoit pas d’utilisation de la machine avant dix, quinze ou vingt-quatre heures, on peut la laisser descendre en température, ce qui suppose de prévoir une demi-heure ou trois quarts d’heure de préchauffage avant de pouvoir s’en servir de nouveau.

La limite des efforts de sobriété individuels

En ce qui concerne nos clients particuliers, nous leur proposons une série d’outils leur permettant à la fois de mesurer leur consommation, de savoir ce qu’elle leur coûte en fonction de l’heure où ils consomment et de prendre conscience de l’économie qu’ils réaliseraient en utilisant leur équipement à un autre moment.

Toutefois, comme l’a indiqué Yves Marignac, on ne peut pas tout faire reposer sur les efforts individuels. Il faut aussi que les utilisateurs disposent d’équipements facilitant un comportement sobre. Par exemple, la plupart des téléviseurs ne peuvent pas être arrêtés à partir de la télécommande, mais seulement être mis en veille. Pour les arrêter véritablement, il faut débrancher la prise, ce que peu de gens font, à part les militants ou ceux qui ont vraiment du mal à payer leur facture d’électricité. Voici un autre exemple : pour avoir travaillé dans l’industrie automobile au début de ma carrière, je me rappelle que nous fabriquions, à l’époque, des véhicules de moins de 650 kilos. Aujourd’hui, une voiture d’un niveau de gamme comparable pèse 1,2 tonne, alors qu’elle remplit la même fonction, à savoir transporter cinq personnes dans des conditions à peu près confortables.

En l’absence d’une politique règlementaire ambitieuse en matière de sobriété de la part des États et d’une politique de produits adaptée de la part des industriels, nous ne pourrons pas progresser suffisamment pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

Exposé de Valérie Guillard

Je m’intéresse depuis de nombreuses années aux pratiques de sobriété des consommateurs vis-à-vis des objets matériels, même si je ne considère pas, pour autant, que seul le consommateur puisse et doive agir. Au contraire, j’estime indispensable l’action conjointe de quatre acteurs : l’État, les territoires (car la sobriété ne s’applique pas de la même façon à Paris, Annecy ou Marseille), les organisations (entreprises et ONG) et, enfin, les consommateurs eux-mêmes.

Des arbitrages non effectués

En octobre 2022, OpinionWay a mené une enquête visant à identifier les domaines dans lesquels les consommateurs font le plus d’efforts de sobriété, sur la base de leurs déclarations. Les deux secteurs venant en tête étaient l’énergie et l’eau. Les pratiques pour lesquelles les personnes déclaraient faire le moins d’efforts étaient l’achat d’objets d’occasion, les mobilités douces et la réduction de la consommation de viande.

Les pratiques de sobriété sont donc très variables et, même lorsqu’on s’intéresse principalement aux objets, comme moi, on peut observer des comportements très différents selon qu’il s’agit de vêtements ou d’alimentation, par exemple. En m’appuyant sur la littérature existante, mais également sur les nombreux entretiens que j’ai menés, il me semble que ces écarts s’expliquent par le fait que, en fonction de notre classe sociale, du territoire où nous vivons ou d’autres circonstances, nous n’effectuons pas certains arbitrages, par exemple entre le neuf et l’occasion, entre le bio et le non bio, entre le local et le mondialisé, entre les produits alimentaires emballés et le vrac, ou encore entre l’usage de la voiture et celui du vélo électrique.

Faire soi-même ou faire faire

Une grande partie de ces arbitrages non effectués peut se ramener à l’alternative entre faire soi-même et faire faire, ou, en d’autres termes, entre le recours au marché et la mobilisation de temps personnel. Si je souhaite, par exemple, consommer un gratin de courgettes, je peux, au choix, me procurer un gratin tout prêt, acheter des légumes pour le cuisiner, ou utiliser des courgettes que j’ai moi-même cultivées, éventuellement à partir de graines issues de ma précédente culture. De la première à la dernière option, la distance que je prends par rapport au marché s’accroît, de même que le temps que je consacre à la préparation de mon gratin de courgettes.

De fait, l’une des premières objections citées à propos de la sobriété est : « Je n’ai pas le temps. » Cette réaction soulève de nombreuses questions à propos du temps de travail, de l’accès au télétravail, de la répartition des tâches dans la sphère domestique, de la catégorie socioprofessionnelle, etc.

Temps “prise de tête” versus temps gratifiant

Un deuxième arbitrage porte sur la nature gratifiante, ou non, du temps consacré à la sobriété. Réparer un objet est une attitude plus sobre que de le remplacer, et le réparer soi-même vaut mieux que le faire réparer, car, souvent, la réparation par un professionnel consiste à remplacer l’ensemble d’un bloc plutôt que l’élément concerné. En revanche, effectuer la réparation soi-même est généralement jugé moins gratifiant qu’aller au cinéma ou passer un moment convivial avec des amis. Il faut trouver un tutoriel, ouvrir l’appareil concerné, identifier la panne, réussir à la réparer et, souvent, il en va comme de ces magnifiques recettes de cuisine dans lesquelles on se lance avec enthousiasme : le résultat ne ressemble pas toujours à la photo qui nous avait alléchés.

Pourtant, à condition de s’y mettre à plusieurs et, par exemple de le faire en famille ou de trouver une communauté qui puisse nous aider, la réparation d’un objet peut s’avérer un défi passionnant.

De difficiles arbitrages budgétaires

Un dernier exemple d’arbitrage non effectué concerne l’investissement financier. Si je souhaite m’acheter un jean (après m’être assurée que j’en avais besoin…) et que, pour différentes raisons, je ne peux pas me le procurer d’occasion, trois options s’offrent à moi. Je peux choisir une marque éthique comme 1083 (une marque créée en 2013 pour relocaliser les savoir-faire du tissage et de la confection du jean en France), une marque traditionnelle comme Levis ou une marque de fast fashion comme H&M. Dans les deux premiers cas, il m’en coûtera environ 110 euros, mais, dans l’option Levis, avec un peu de chance, je pourrai profiter de soldes et me procurer mon jean pour 80 euros alors que, en général, les marques éthiques ne proposent jamais de soldes. Par comparaison, un jean acheté chez H&M ne me coûtera que 30 euros, hors soldes.

Un consommateur issu des classes socioprofessionnelles supérieures se demandera peut-être s’il accepte que son jean ne soit pas biosourcé, que le champ où le coton a été produit soit imprégné de pesticides, que le jean ait fait plusieurs fois le tour du monde avant d’arriver au magasin, ou encore que la personne qui l’a fabriqué soit rémunérée 28 centimes d’euros, ce qui peut le conduire à arbitrer en faveur d’un jean éthique. Il pourra cependant mettre en balance le fait de s’habiller uniquement avec des marques comme 1083 et le fait de partir plus souvent en weekend. Une personne d’un milieu moins favorisé n’aura tout simplement pas la possibilité d’effectuer ce genre d’arbitrage.

Comment inciter à davantage d’arbitrages en faveur de la sobriété ?

Il existe plusieurs pistes pour inciter les consommateurs à effectuer davantage d’arbitrages en faveur de la sobriété dans leurs choix quotidiens de consommation. La première est la pédagogie : on pourrait imaginer, voire envisager, de donner des cours de consommation à l’école élémentaire ou au collège, et, par exemple, organiser des débats sur le rapport des enfants aux marques, qui génère beaucoup de violence dans les cours des écoles et des collèges. On peut aussi faire appel à la démocratie pour adopter des mesures structurelles. Enfin, chacun d’entre nous pourrait s’interroger davantage sur la place du sens dans sa consommation : « L’achat que je suis en train de faire a-t-il du sens ? »

Débat

L’intérêt d’ENGIE à favoriser la sobriété

Un intervenant : Sachant qu’ENGIE vend de l’énergie, quel est son intérêt à encourager la sobriété ?

Didier Holleaux : Le modèle d’affaires de notre filiale ENGIE Solutions ne consiste pas à vendre de l’énergie, mais à vendre des solutions d’économies d’énergie aux industriels, voire à leur proposer d’investir à leur place dans ce domaine. Nous pouvons, par exemple, construire et exploiter un système de récupération de la chaleur dans un data center, avec un contrat sur vingt-cinq ans qui nous permettra de récupérer notre investissement et notre marge.

S’agissant des particuliers, le raisonnement est différent. D’une part, l’augmentation brutale des prix de l’énergie a fortement accru le risque d’impayés et il est donc dans notre intérêt d’aider nos clients à réduire le montant de leurs factures. Une entreprise ne peut pas rester prospère quand ses clients disparaissent. D’autre part, nous sommes aujourd’hui exposés à la concurrence et, en aidant nos clients à réduire leur consommation, nous pouvons espérer les fidéliser.

Int. : Le créneau dit des “heures creuses” est devenu plus étroit qu’autrefois.

Yves Marignac : Certains suggèrent de prévoir plutôt une première tranche de kilowattheures à très faible coût, voire gratuits, quelle que soit l’heure de consommation, et des tarifs qui s’élèvent progressivement ensuite.

D. H. : La distinction entre heures creuses et heures pleines va devenir trop rudimentaire dans notre nouveau système électrique, caractérisé par la place croissante accordée au solaire et à l’éolien. L’important, désormais, sera de savoir si, localement, c’est-à-dire autour du poste de transformation 20 000 volts qui alimente un quartier, il existe, à l’instant T, un surplus ou un manque d’énergie, et de décider, en fonction de cette information, de lancer sa machine à laver et de recharger sa voiture électrique, ou non.

Libre arbitre ou contrainte ?

Int. : Si l’on fait preuve de réalisme, il semble difficile d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sans recourir à la contrainte. Certaines associations proposent des systèmes évoquant les bons alimentaires utilisés pendant l’Occupation, avec des droits à émettre des tonnes de CO₂ qui, en partant des pratiques actuelles de chaque consommateur, seraient réduits chaque année, par exemple, de 8 %. Ces dispositifs, par ailleurs très complexes à mettre en place, semblent incompatibles avec le respect de processus démocratiques.

Y. M. : Indépendamment de la notion de contrainte, toute méthode reposant sur des quotas est délicate à mettre en œuvre. Quelqu’un qui vit avec de faibles ressources dans un habitat mal isolé et situé en zone rurale aura beaucoup plus de mal à réduire ses émissions de CO₂ qu’un Parisien aisé. Pour appliquer une méthode de quotas, il faut donc non seulement prendre en compte la situation de départ au niveau des émissions de CO₂, mais également définir des trajectoires différentes en fonction des ressources dont la personne dispose pour réduire sa consommation. Ce genre de calcul devient rapidement inextricable. On peut, en revanche, décider démocratiquement de se donner certaines contraintes collectives et convenir du niveau d’inégalité de répartition de ces contraintes qui paraît acceptable. C’est le genre de sujet qui peut être débattu dans le cadre d’une convention citoyenne.

En elle-même, la notion de contrainte peut faire peur, mais, en réalité, l’intégralité de notre vie quotidienne est régie par diverses contraintes, comme notre pouvoir d’achat ou notre distance vis-à-vis des services offerts par le marché. Deux personnes habitant l’une à Paris, dans le quartier des Halles, et l’autre au fond de la Creuse, n’ont pas le même accès à la fast fashion, par exemple.

Par ailleurs, l’instauration d’une mesure collective de sobriété peut, paradoxalement, ouvrir de nouveaux espaces de liberté individuelle. Dans le domaine de la mobilité, par exemple, l’aménagement du territoire tel qu’il est conçu depuis des décennies a rendu une partie de la population totalement dépendante du véhicule individuel, en raison des distances de plus en plus grandes à parcourir et de l’absence ou de l’insuffisance de moyens de transport collectif. Les politiques de sobriété développant des infrastructures de mobilité douce là où cela a du sens, comme à Paris, et une offre diversifiée de transport collectif et de covoiturage dans les zones périurbaines ou rurales, permettent de s’affranchir de cette dépendance et apportent ainsi un surcroît de liberté. La société Ecov, par exemple, aide les collectivités à créer des lignes de covoiturage dans des zones d’habitat peu denses, ce qui permet de covoiturer comme on prend le bus.

Le cas du bitcoin

D. H. : Sans recours à la contrainte, les millions de décisions microéconomiques nécessaires pour atteindre les objectifs de sobriété ne seront pas prises. On pourrait, par exemple, envisager d’interdire le bitcoin : au nom de quelle conception de la liberté devrions-nous accepter un gaspillage d’énergie qui, au total, représente l’équivalent de la consommation électrique du Danemark ? De même, pourquoi continuer à autoriser l’extraction de diamants naturels, alors que la fabrication de diamants artificiels entraîne dix fois moins d’émissions de CO₂, sans parler de la pollution générée localement par les mines ?

Int. : Les défenseurs du bitcoin soulignent que, désormais, les centres de données sont implantés dans des sites à forte production d’énergie renouvelable, dont une partie est fatale.

D. H. : Ce n’est pas parce qu’un service fonctionne avec de l’électricité verte que cela le rend utile socialement. Par exemple, éclairer les magasins pendant la nuit, même avec de l’électricité verte, est une sottise. Quels que soient le site et le type d’énergie produite, il y a mille meilleurs usages à en faire que de continuer à alimenter le système bitcoin.

Int. : Est-il probable, pour autant, que l’on parvienne à l’interdire ?

D. H. : Je vois peu d’autres mesures qui, sans rien coûter à l’économie réelle et sans détruire aucune valeur, auraient le même rendement en matière de réduction des émissions de CO₂.

Anticiper ou subir

Valérie Guillard : Entre changement climatique et effondrement de la biodiversité, nous n’avons pas vraiment le choix entre une démarche volontaire ou une démarche contrainte. La sobriété s’impose.

Y. M. : La contrainte est effectivement déjà là. Avec les canicules qui se succèdent, nous commençons à ressentir dans nos chairs les limites de la planète et le dérèglement de notre monde, et cela ne peut que s’aggraver. Toute la question est de savoir si nous sommes capables d’anticiper cette aggravation et de nous organiser pour inventer de nouveaux modes de vie désirables – ce qui augmentera notre résilience –, ou si nous préférons nous exposer à subir de plein fouet des restrictions brutales de notre consommation et une transformation insupportable de notre mode de vie.

D. H. : Un grand nombre de nos clients se prennent au jeu des économies d’énergie et parviennent à réduire significativement leur consommation. Certains en font un sujet de discussion autour de la table familiale, avec des défis – par exemple, laver moins souvent les vêtements et regrouper les lessives – et parfois des conflits – par exemple lorsqu’un adolescent décide, le samedi à 15 heures, qu’il a impérativement besoin de laver son jean dans l’après-midi pour pouvoir le mettre le soir même, et qu’il est exclu qu’il en porte un autre pour sortir en boîte…

Faire appel aux publicitaires ?

Int. : Ne pourrait-on mobiliser les publicitaires pour influer sur les millions d’arbitrages que nous devons effectuer chaque jour ?

V. G. : Certains préconisent l’interdiction pure et simple de la publicité, au motif qu’elle oriente nos imaginaires. Je n’y suis pas favorable, car la publicité peut aussi nous inciter à agir d’une façon plus sobre, comme l’a illustré, récemment, une vidéo assez drôle diffusée par le service de mobilité de la ville de Bruxelles : « Les pieds©, une technologie unique, inspirée du passée, pensée pour le futur. Produits localement, à base de matériaux 100 % naturels, disponibles 24 heures sur 24. »

En revanche, il me semblerait justifié d’interdire les publicités pour des produits alimentaires nocifs aux heures de grande écoute des enfants, par exemple.

On pourrait aussi introduire des contraintes dans le choix des supports de publicité et, par exemple, interdire les écrans que l’on voit se multiplier dans les gares. Je recommande, à ce sujet, la lecture du Guide de la communication responsable, édité par l’ADEME et remis à jour en 2022.

Y. M. : Nos imaginaires ne sont pas uniquement influencés par la publicité. On pourrait également souhaiter que les séries financées par le service public de l’audiovisuel valorisent des modes de vie illustrant la sobriété heureuse et, par exemple, montrent des personnes prenant leur vélo plutôt que leur voiture pour les déplacements du quotidien…

Vers un “encadrement” de la démocratie ?

Int. : Beaucoup d’élus renoncent à prendre des mesures en faveur de la sobriété par peur de ne pas être reconduits. Comment surmonter cette impasse ?

V. G. : Certaines collectivités, comme la commune de Malaunay, en Seine-Maritime, réussissent à mettre en œuvre une politique ambitieuse de sobriété, en s’appuyant sur la démocratie participative. C’est certainement plus facile au niveau local qu’à l’échelle nationale.

Y. M. : La Convention citoyenne sur le climat montre que les citoyens sont capables de produire des recommandations allant dans le sens des orientations nécessaires. Le problème vient plutôt du décalage entre les représentations des élus et les aspirations de la population. Si le président Macron a fait volte-face après avoir promis de soumettre « sans filtre » au Parlement les propositions de cette Convention, c’est probablement parce qu’il ne s’attendait pas du tout au caractère très ambitieux des mesures qui ont été proposées par les citoyens.

Un autre exemple de ce décalage est le fait que le gouvernement actuel se refuse obstinément à prendre en compte la question de la justice sociale. En particulier, il rejette toutes les mesures visant à empêcher certains usages, comme l’utilisation de jets privés, qui sont anodins du point de vue de la consommation globale, mais extrêmement signifiants en tant que symboles des inégalités dans l’accès à l’énergie.

Int. : Yves Marignac, dans un document diffusé sur Internet, vous évoquez la nécessité de « dépasser les limites du fonctionnement démocratique actuel pour trouver, dans l’intérêt général, les capacités de rupture et de planification qui nous font défaut ». Préconisez-vous un “encadrement de la démocratie” ?

Y. M. : Je suis viscéralement démocrate, de même que l’association négaWatt, selon laquelle la démocratie fait partie intégrante des objectifs de soutenabilité.

Ce que j’ai voulu dire à travers cette formule, et que je maintiens, c’est que les politiques mises en place actuellement ne sont pas à la hauteur des enjeux. Je n’en appelle pas pour autant à une “dictature verte”, d’autant que toute dictature se caractérise par la captation du pouvoir au service d’intérêts particuliers, alors que nous avons précisément besoin de mettre l’ensemble des décisions au service de l’intérêt général. Le chemin de la démocratie est donc le seul envisageable.

Je préconise, en revanche, une régénération de nos processus démocratiques, qui devraient devenir beaucoup plus horizontaux et engageants qu’aujourd’hui.

Et l’Afrique ?

Int. : En tant que pays riche, nous devons, bien sûr, faire des efforts de sobriété, mais ne faudrait-il pas, surtout, transférer les technologies les plus efficaces et les plus sobres vers le continent qui se développe le plus actuellement sur le plan démographique, à savoir l’Afrique ?

D. H. : Je m’inscris en faux contre tous ceux qui posent des préalables à la sobriété, du type : « Je commencerai à faire des efforts quand les riches en feront », voire qui préconisent, comme l’économiste Thomas Piketty, de mettre fin au capitalisme avant de s’engager dans la sobriété. Je suis aussi contre ceux qui prétendent qu’il ne sert à rien de faire des efforts compte tenu de l’explosion démographique de l’Afrique. Nous devons devenir plus sobres ici et maintenant sans préalable. En ce qui concerne l’Afrique, l’activité d’ENGIE sur ce continent consiste essentiellement à développer les énergies renouvelables, afin de permettre d’élever le niveau de vie sans pour autant accroître les émissions de carbone.

Y. M. : Selon négaWatt, les efforts de sobriété des pays riches sont indispensables à la fois pour atteindre les objectifs de décarbonation, pour envoyer un message aux classes moyennes qui se développent en Chine ou en Inde et sont en train de reproduire notre modèle et, enfin, par solidarité avec les pays du Sud, car effacer des consommations inutiles au Nord augmente la possibilité d’assurer des services vitaux non couverts au Sud.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT