Esclavage

Esclavage est un mot terrible pour un esprit d’aujourd’hui. Il évoque la négation de toute liberté, de toute dignité, le comble de l’exploitation de l’homme dénoncée notamment par Marx. Aristote, le prince des philosophes, génial apôtre du règne de la Raison, qualifie l’esclave de machine propriété de son maître.

Mais depuis que les idées de droits de l’homme, de liberté, d’égalité, de démocratie se sont imposées presque partout, la dignité humaine est une valeur sacrée. Toutefois, la crise économique qui s’annonce incite à réfléchir à un possible retour de formes d’esclavage.

Dans l’Antiquité, tous les grands empires se sont édifiés grâce à l’exploitation de la force de quantité d’esclaves. À Athènes, il y a plus de deux mille ans, on cite des chiffres, évidemment approximatifs, de l’ordre de centaines de milliers d’esclaves pour quelques dizaines de milliers de citoyens, hommes libres servis par ces esclaves. En Égypte, la vue des pyramides fait penser aux foules tirant ou poussant les énormes pierres ainsi superposées. À Rome, les esclaves étaient si nombreux que le récit de leurs rares révoltes jalonne l’histoire de cet invincible empire.

Les prisonniers de guerre fournissaient des armées de bras dépourvus de toute défense, et comme aujourd’hui, les villes constituaient une irrésistible attraction pour les gens des campagnes en cas de disettes. Et, après tout, les esclaves étaient nourris et logés. À la Renaissance, l’Espagne et le Portugal ont abondamment pillé les Amériques.

Je propose l’hypothèse que cette diabolique nécessité d’une dose d’esclavage est une constante pour l’édification d’une grande nation, et que les sociétés modernes, sous le voile vertueux de la proclamation des droits de l’homme, ne font pas exception. Aux États-Unis, au XIXe siècle, la question de l’esclavage a déchiré l’opinion publique pour aboutir à la grande tragédie de la guerre de Sécession. Le Royaume-Uni est aujourd’hui cité comme un puissant colonisateur et la politique africaine de la France suscite, surtout de nos jours, des analyses critiques de même tonalité.

J’ai piloté naguère un mémoire de fin d’études de deux ingénieures des mines sur le sujet de la logistique du dernier kilomètre dans Paris. En accompagnant des livreurs tout au long de leur journée, elles ont découvert une foule de conducteurs et de cyclistes, baptisés pompeusement autoentrepreneurs, qui sont en réalité des sortes d’esclaves, peu payés, sans protection sociale et soumis à la concurrence acharnée d’autres pauvres, souvent immigrés sans statut, absents des radars de l’inspection du travail.

Il y a dans toute collectivité des besognes physiquement éprouvantes et des bras prêts à les assumer. La tentation de l’esclavage n’est jamais absente. À cet égard, le système indien des castes, qui se perpétue toujours quoi qu’on en dise, prend acte de cette réalité et présente l’avantage que les hors-castes ont des emplois assurés.

Selon Karl Marx, il y a chez le prolétaire, qui n’est certes pas un esclave, des traits qui pointent toutefois dans cette direction, car il est aux ordres de son patron et insuffisamment payé. Mais Marx distingue un statut encore plus proche de l’esclave, le lumpenproletariat, qui n’est pas une ressource pour la révolution, car il est trop faible et docile.

Les dégâts provoqués par la pandémie toujours active vont réduire au chômage des millions de travailleurs, et les largesses actuelles des États auront des limites. Comment va-t-on se nourrir ? On est tenté de craindre que la misère pousse les nantis à tirer un parti tyrannique de leurs privilèges, ou les affamés à retrouver les violences de Spartacus dans la Rome du Ier siècle avant J.-C. Il faut pourtant se rappeler que nous sommes fabuleusement riches (le PIB de la France de 2020 est, en monnaie constante, entre trois et cinq fois celui de 1960, année où l’on ne mourrait pas de faim). Il faudra cependant une grande sagesse politique pour traverser sans trop de dommages cette crise de civilisation. Malgré quelques graves incidents probablement inévitables, on peut espérer que la perspective d'une guerre civile n'est pas sensible, et que la sagesse prévaudra.