Le développement de jeux vidéo “blockbuster” est complexe. D’un côté, il s’agit de tirer son épingle du jeu par la qualité et par la créativité dans un marché hyperconcurrentiel. De l’autre, il faut coordonner pendant plusieurs années le travail d’équipes gigantesques réparties dans plusieurs studios de par le monde. La gestion de ces projets est un exercice d’équilibriste qui doit composer avec l’évolution des jeux vers le service, l’augmentation critique de la taille des équipes et les leçons de la crise de la Covid-19.

Exposé de Nouredine Abboud

Parmi les industries créatives, le jeu vidéo pousse à leur paroxysme de nombreuses composantes de la production : si le budget d’un grand jeu est comparable à celui d’une superproduction hollywoodienne, les équipes qu’il mobilise sont infiniment plus larges, parfois réparties sur toute la planète, et son temps de développement est infiniment plus long. Dans ce contexte, le management s’apparente à un art d’équilibriste, mais tire parti d’un avantage incomparable : la passion. La plupart des personnes qui travaillent dans ce domaine sont des passionnés depuis l’enfance. Je ne fais pas exception : à 11 ou 12 ans, je codais déjà mes premiers jeux en langage assembleur. Après des études à HEC, j’ai exploré d’autres domaines qui m’intéressaient également, mais dont je savais surtout qu’ils me seraient utiles si, plus tard, j’intégrais le monde du jeu vidéo : j’ai notamment fait du financement structuré de projets pour la Banque Indosuez – occasion d’aborder des mégaprojets internationaux, en particulier pour Eurodisney – et créé, puis dirigé, la filiale web de l’agence de publicité BETC. J’ai fini par fonder ma propre entreprise de jeu vidéo en 2004, Interactive Revolution, avant de rejoindre Ubisoft en 2006.

Des projets pharaoniques

L’industrie vidéoludique recouvre un champ d’activités très diversifié. Il est aussi vague de dire que l’on travaille “dans le jeu vidéo” que “dans les films” : est-ce pour Hollywood ou pour une chaîne YouTube ? pour des téléfilms ou des captations de mariages ? Les jeux vidéo vont de simples applications en Flash offertes sur Internet aux blockbusters internationaux, en passant par des modules sur téléphone mobile, des titres de taille moyenne sur console, ou encore des jeux stratégiques très techniques. Je parlerai plutôt ici des jeux qui s’apparentent à des superproductions hollywoodiennes. Ils se caractérisent par leur taille pharaonique – on ne fait guère plus poussé dans l’informatique – et leur dimension internationale.

Schématiquement, le budget d’un grand jeu s’élève à 200 millions de dollars, également répartis entre la production et la publicité. Pour investir de telles sommes, il faut soit avoir une innovation à proposer, soit s’appuyer sur une marque. Mes deux derniers titres déclinent ainsi la série Ghost Recon, créée en 2001 sur un scénario du romancier à succès Tom Clancy, mettant en scène des forces spéciales américaines en mission aux quatre coins du monde. Suivie par une communauté de fans, elle compte une dizaine d’opus, dont les deux derniers, Ghost Recon Wildlands et Ghost Recon Breakpoint, ont atteint le statut de blockbuster : ils se sont davantage vendus que tous les précédents réunis.

Des talents par milliers

Les entreprises du secteur, qu’il s’agisse d’Ubisoft ou de ses concurrents (Electronic Arts, Activision, Sony ou Microsoft), se caractérisent par d’importantes forces vives de production. Dans notre cas, elles atteignent 15 000 à 20 000 personnes. Tous les projets n’ont pas besoin d’immenses équipes : Among us, par exemple, jeu indépendant qui a rencontré un grand succès ces dernières semaines, a été développé par 3 personnes. En revanche, les blockbusters mobilisent une foule de talents : 3 000 personnes ont ainsi collaboré à Ghost Recon Wildlands, toutes activités confondues. L’équipe de production comportait un noyau dur de 300 à 400 personnes, mais pouvait atteindre un millier de contributeurs lors des pics d’activité.

Ghost Recon Wildlands, sorti en mars 2017, a battu les records de vente dans le domaine très spécifique des jeux AAA, c’est-à-dire des très grandes productions. Il avait pourtant des concurrents sérieux, comme Horizon Zero Dawn de Sony et The Legend of Zelda : Breath of the Wild du japonais Nintendo. Bien qu’occidental, notre titre s’est davantage vendu au Japon que ce dernier sur son propre marché au lancement. Certes, les dizaines de millions de fans de la série Ghost Recon peuvent paraître dérisoires face aux 100 ou 200 millions d’adeptes de certains jeux gratuits, mais ces catégories sont trop différentes pour être comparées – par définition, un jeu en accès libre attire infiniment plus de joueurs que des titres comme les nôtres, qui coûtent 70 euros.

Des collaborations planétaires

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