Le calcul économique, morne plaine

« Maximisation du profit », tel était l’objectif commun à tous les acteurs du monde économique tels que les présentaient les manuels qui ont nourri mes années d’études. Une entreprise industrielle et commerciale consommait des inputs, vendait des outputs, la différence était le profit, et voilà ! Un éminent économiste a publié, dans les années cinquante, que la gestion des entreprises obéissait aux mêmes lois que les systèmes mécaniques, car ces derniers minimisent de la même manière leur énergie globale. On mettait en regard le taux de profit et les taux d’intérêt des emprunts, et la comparaison désignait les projets rentables. Les étudiants étaient invités à comparer les centrales thermiques et les centrales hydroélectriques, qui diffèrent par le montant des investissements et les dépenses d’inputs. La plaine monotone des flux n’était perturbée que par de molles oscillations, par exemple entre 5 % et 12 %. J’ai résumé là la théorie développée par Pierre Massé, commissaire général du Plan de 1954 à 1959, dans ses deux ouvrages classiques, Le choix des investissements (1959) et Le Plan, ou l’anti-hasard (1965).

La lecture des cinq articles qui suivent inspirent le sentiment qu’un vent, que dis-je, une tempête a bouleversé ce majestueux paysage. Quelles passions alimentent les entrepreneurs qui s’expriment dans ces pages ?

Le premier article nous met en présence de l’absolu contraire de la sage et robuste entreprise qui formule des projets à long terme et s’y tient. Ici, on ne produit que des idées nouvelles, disruptives, conçues par des esprits jaillissants, indisciplinés, mais d’une inépuisable fécondité. Cela dure depuis des années et ils ont de fidèles clients. Une continuité dans l’inattendu.

Le Groupe SEB, le célèbre fabricant d’électroménager, profession toujours soupçonnée de pratiquer l’obsolescence programmée afin d’inciter les consommateurs à renouveler leurs achats, s’est hardiment engagé, par souci écologique, à rendre ses produits inusables en favorisant leur réparation.

Casino est célèbre par sa réussite dans la grande distribution. Ici, nous apprenons que cette entreprise s'est engagée, avec un grand succès, dans les énergies renouvelables au niveau mondial, à travers sa filiale GreenYellow, alors que les sages ouvrages traditionnels recommandent de ne pas s’éloigner de ses zones d’expérience et d’excellence.

On découvre ensuite un fabricant de bouteilles de verre qui a sauvé son entreprise moribonde en tournant le dos aux grandes séries homogènes, dogme du fordisme, pour se consacrer à de courtes productions luxueuses, constamment renouvelées, aussi bien pour des boissons haut de gamme que pour des parfums.

Enfin, nous pénétrons dans les secrets de l’aristocratique famille de La Panouse, qui a voué sa demeure à la création et à l’exploitation du domaine de Thoiry, afin de permettre à des animaux sauvages de vivre en liberté tout en permettant au public de les côtoyer sans danger.

Où est passée la maximisation du profit ? Il ne fait pas de doute qu’aucune de ces entreprises n’aurait survécu si elle avait été durablement en pertes, mais cette préoccupation n’apparaît pas comme un objectif, seulement comme une contrainte. Leurs objectifs relèvent de tout autres préoccupations, comme je l’ai indiqué au passage.

La naïveté du modèle du calcul économique s’explique par le fait que cette discipline est née au XIXe siècle et qu’elle s’appliquait aux investissements publics comme les chemins de fer. Mais surtout, ce modèle a le mérite de ne comprendre que des données chiffrables, ce qui n’est guère le cas pour les objectifs de nos cinq exemples. C’est le fameux effet réverbère : on cherche là où il y a de la lumière.