La leçon de Maître Rouge-Gorge

Quand j’étais étudiante, un éminent spécialiste de la littérature moraliste du XVIIe siècle, Louis van Delft, m’avait étonnée en m’apprenant qu’il avait choisi cette spécialité faute d’avoir pu faire des études de médecine. Il était convaincu, en effet, qu’il en aurait appris beaucoup plus, sur l’âme humaine, en tant que médecin généraliste, qu’en compulsant les écrits des moralistes. 

Une autre façon de mieux connaître l’homme est d’observer les animaux. Comme le soulignait le naturaliste Buffon : « Si les animaux n’existaient pas, ne serions-nous pas encore plus incompréhensibles à nous-mêmes ? » L’expérience la plus instructive que j’aie vécue à cet égard s’est produite avec un rouge-gorge.

Ayant décidé d’apprendre à reconnaître les chants d’oiseaux, j’avais installé sur mon téléphone une petite application qui me permettait d’en écouter une soixantaine dans un ordre aléatoire, en vérifiant chaque fois si j’avais bien deviné de quel oiseau il s’agissait. Quand je me promenais dans la nature, je m’en servais aussi pour comparer les chants que j’entendais avec ceux dont j’avais les enregistrements. Je n’ai pas tardé à me rendre compte que la diffusion de ces enregistrements en plein air constituait un appeau pour les oiseaux. Lorsque j’en identifiais un, je lançais la diffusion du chant correspondant et je l’interrompais dès la fin de la première phrase musicale. Avec un peu de chance, l’oiseau me répondait. Dès qu’il s’interrompait, je lançais la deuxième phrase et ainsi de suite. Je me souviens d’échanges assez longs et vraiment merveilleux avec une fauvette à tête noire et surtout avec un rossignol philomèle qui, pour mieux me répondre, était venu se percher sur un arbre juste au-dessus de moi, alors que ces extraordinaires chanteurs préfèrent généralement rester cachés. 

Un jour, ayant repéré un rouge-gorge sur une branche assez haute, j’ai commencé mon petit manège, qui a tout de suite semblé l’agacer prodigieusement. Au lieu d’attendre que la phrase que je diffusais soit terminée, il me coupait la parole sans vergogne. Il faut savoir que les rouges-gorges sont des défenseurs acharnés de leur territoire et que, lorsque deux d’entre eux sont en concurrence pour une même zone, ils peuvent se battre jusqu’à la mort. Mon petit interlocuteur, très énervé, se rapprochait donc d’une branche ou deux à chaque échange et, au bout de quelques minutes, il n’était plus qu’à un mètre de moi, tout crispé de colère sur ses deux petites pattes, le plumage ébouriffé, son poitrail orange bombé vers moi, ses minuscules yeux noirs me dardant des éclairs. J’ai eu la nette impression que, si je poursuivais l’expérience ne serait-ce que deux secondes de plus, il se jetterait sur moi pour me crever les yeux. Préférant ne prendre aucun risque, je l’ai salué bien bas et je me suis éclipsée sans demander mon reste.

Jamais je n’oublierai ce petit être dont j’ai soutenu quelques instants le regard farouche et qui, du haut de ses treize centimètres et de sa vingtaine de grammes, n’avait pas eu peur de défier un monstre tel que moi. Comment qualifier son attitude : était-ce du courage, voire de l’héroïsme, ou juste de l’inconscience ? En se comportant ainsi, a-t-il été complètement ridicule, ou est-ce moi qui l’ai été, d’avoir eu peur de lui ? (Ce qui renvoie à la définition de la souris selon Ambrose Bierce : « Animal dont le chemin est jonché de femmes évanouies. ») 

Je me demande si la raison pour laquelle je lui ai rendu les armes ne serait pas qu’il m’est parfois arrivé de lui ressembler, lorsque j’affrontais des adversaires bien plus puissants que moi. C’est un peu comme si j’avais voulu l’encourager, et m’encourager avec lui, à ne pas céder à ceux qui prétendent empiéter sur notre territoire ou nous manquer de respect, quelle que soit leur taille et leur force. En échange de cette leçon de morale, je n’avais pas de fromage à lui céder, mais je gage qu’en remontant sur sa branche, il a dû chanter encore plus joyeusement que d’habitude. Et pour ma part, bien que honteusement vaincue, j’ai poursuivi ma promenade le sourire aux lèvres.