Comme les grenouilles dans la casserole

Selon Mathias Lelièvre, deux grandes options se dessinent face au réchauffement climatique, l’innovation technologique et le changement des comportements. L’une et l’autre me semblent pouvoir être engendrées par quatre sortes de motivations : l’intérêt général, l’intérêt économique, la contrainte légale, la contrainte physique. Par exemple, une entreprise peut s’efforcer de mettre au point un nouveau process n’émettant pas de gaz carbonique juste parce que son patron est écolo, ou parce que le nouveau process permettra de réaliser des économies, ou parce que le régulateur interdit l’ancien process, ou parce qu’une ressource indispensable à ce dernier n’est plus accessible. De même, un particulier peut décider d’acheter un véhicule électrique soit pour préserver le climat, soit parce que, compte tenu de l’augmentation du prix des hydrocarbures, il s’y retrouvera financièrement, soit parce que les pouvoirs publics n’autorisent plus que les voitures électriques, soit parce qu’il n’y a plus d’hydrocarbures. 

De ces quatre sortes de motivations, la plus impérative est sans conteste la dernière, mais ce n’est probablement pas celle qui va jouer dans la lutte contre le réchauffement climatique, car, comme l’écrivait Henri Prévot dans son ouvrage Trop de pétrole ! en 2007, époque où l’on s’inquiétait surtout de l’épuisement des ressources en hydrocarbures : « Contrairement à l’idée reçue, l’énergie fossile est surabondante. Si tout le carbone contenu dans les énergies fossiles accessibles à un coût raisonnable était émis dans l’atmosphère, la hausse des températures serait catastrophique. »

Restent donc l’intérêt général, l’intérêt économique et la contrainte légale. On aimerait croire, avec Ernest Renan, que « ce sont les idées qui mènent le monde » et que l’intérêt général va donc prévaloir, mais, précise-t-il lui-même, sapant ainsi l’assertion précédente, « c’est dire plutôt ce qui devrait être et qui sera, que ce qui a été » (L’avenir de la science, 1848).

Quant à la contrainte légale, ce n’est probablement pas le moyen le plus approprié de lutter contre le réchauffement climatique, sachant qu’une transformation réelle des comportements supposerait que chacun d’entre nous modifie, chaque jour, des dizaines ou des centaines de ses micro-décisions, ce qui est impossible à contrôler.

Reste l’intérêt économique, une motivation si puissante que les pouvoirs publics, depuis bien longtemps, ont pris l’habitude de recourir aux incitations financières pour pallier aussi bien le déficit de bonne volonté que la difficulté à imposer la loi. Mais cette solution a une limite, qui constitue aussi une injustice majeure : le riche peut négliger les taxes et les contraventions, alors que pour le pauvre, elles représentent une contrainte aussi forte que la contrainte physique. D’où la révolte des “gilets jaunes” et l’embarras des pouvoirs publics, qui n’osent franchir le Rubicon du despotisme et se doutent bien qu’une taxe compensée par une subvention a un effet proche de zéro.

On connaît la formule de Churchill, « Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge », mais cette préconisation revient à conseiller de déposer le panier d’œufs juste avant de se casser la figure, ou encore, comme le veut la recette de la célèbre crème anglaise, à « couper le feu avant le premier bouillon », recommandation qui m’a toujours plongée dans la plus grande perplexité. On n’agit généralement que sous la contrainte, et c’est pourquoi, n’en déplaise à Churchill, nous allons, selon toute vraisemblance, attendre que le changement nous prenne à la gorge pour le prendre en main. De plus, comme ce changement ne sera sans doute pas l’épuisement des énergies fossiles mais plutôt la hausse des températures, et que celle-ci sera progressive, nous risquons de finir comme ces grenouilles ébouillantées dans l’eau de leur casserole, que l’on avait fait chauffer très lentement. Selon la formule de Woody Allen : « J’aimerais terminer sur un message d’espoir. Je n’en ai pas. En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ? »