Une nouvelle géographie pour la décision

Trois phénomènes ont révolutionné le monde des décisions économiques : la mondialisation, les accélérations, les déconcentrations. Le présent Journal en donne des illustrations impressionnantes. La concurrence dans la cosmétique, l’électrification des transports, la pandémie, la prolifération des jeux vidéo, le design dans l’hôtellerie ont provoqué, rapidement et partout, une mutation des modes de décision caractérisée par l’éclatement des centres d’initiatives à des niveaux locaux, diversifiés et prompts à l’action, y compris dans de puissantes multinationales.

Le cas de L’Oréal est exemplaire. Une nouvelle procédure de choix managériaux, baptisée Simplicity, favorise des décisions rapides, inspirées par des occasions locales et faiblement modelées par des consignes venues du haut dans cette puissante multinationale de produits cosmétiques, dont la croissance et la prospérité durent depuis un siècle avec une légendaire aversion à l’égard de toute bureaucratie.

Le cas de Accord n’est pas moins illustratif. Cette vaste fédération de chaînes hôtelières a fait le choix d’investir dans de fréquents changements de design, choisis localement, dans ce métier caractérisé par un conservatisme affirmé. Il n’en reste pas moins que l’unité de culture du Groupe, faite de modernité et de lumière, est effective et perçue, mais sans passer par une hiérarchie formelle.

Ce mode de coordination fait penser au théorème de la mécanique rationnelle, à savoir qu’une force nouvelle agissant sur une masse en mouvement ne modifie ni sa position ni sa vitesse, mais son accélération et la courbure de sa trajectoire. De façon analogue, le chef d’une très grande organisation ne peut pas dicter ni même contrôler finement les décisions locales, mais il peut agir sur l’accélération mécanique, ce qui va agir sur leur pensée, et enfin sur leurs choix.

L’évocation de tous ces énormes flux d’informations, de négociations et de décisions pose la question d’un principe régulateur, qui imposerait une norme commune. La réponse s’impose : le goulot d’étranglement se situe au niveau de chaque décideur, de sa capacité d’information, de réflexion, de négociation qu’il peut dominer dans son activité, capacité qui n’a pas varié au cours des siècles, malgré les progrès de l’intelligence artificielle. Il en résulte que chaque choix sera d’autant mieux instruit qu’un même esprit en aura une perception globale, source d’une synthèse pertinente.

De ces diverses remarques résulte un paradoxe incontournable : compte tenu de la magnitude des informations dont chaque décideur doit bénéficier sur le monde, de leur abondance et de leur variabilité, il doit braquer en permanence des antennes dans toutes les directions attenant à son domaine. Mais en même temps, il ne faut lui confier que des affaires dont il ait le temps et les capacités d’en faire constamment le tour.

Cette dualité met vigoureusement l’accent sur un paradigme qui m’est cher, entre le dur et le mou, car autant le décideur juge par lui-même les faits sous ses yeux, autant il a besoin d’informateurs, de complices bienveillants qui l’alertent spontanément sur des événements qui le concernent, même sans sollicitations de sa part.

Cette nouvelle géographie de la décision, avec une multitude de décideurs au ras des faits élémentaires et de vastes réseaux informels branchés sur le vaste monde, évoque la structure de l’État suisse et, à certains égards, les pouvoirs publics américains, où ce sont les citoyens qui décident des règlements et des nominations qui les touchent directement. À voir la longévité paisible et prospère de la Suisse, pays de vallées et de montagnes, de deux religions, de trois langues et de vingt-six cantons largement autonomes, fondé en 1291, on ne peut que prévoir un succès durable de cette nouvelle géographie des procédures de décisions.