Le vol diurne du hibou

L’article consacré au documentaire Lady Sapiens, qui inclut quelques séquences tirées de l’univers virtuel préhistorique développé par Ubisoft pour son jeu vidéo Far Cry Primal, comprend deux passages particulièrement saisissants.

Sophie Parrault, productrice de Lady Sapiens, nous raconte que le réalisateur, Thomas Cirotteau, « a dû jouer à Far Cry Primal des heures durant, afin de sélectionner les décors souhaités – comme pour un repérage dans le monde réel – et d’identifier les situations susceptibles de servir le propos scientifique ». Sur une vidéo de présentation du jeu Far Cry Primal trouvée sur Internet (https://miniurl.be/r-40mu), on apprend que les joueurs peuvent se déplacer soit à pied, soit sur le dos d’un animal de leur choix, par exemple un mammouth. À condition d’avoir accumulé suffisamment de points, ils sont en effet en mesure d’apprivoiser les animaux sauvages en quelques instants seulement. Ils peuvent ainsi s’assurer les services d’un jaguar pour approcher sans bruit d’un campement et repérer les lieux, d’un loup pour occire plus facilement leurs ennemis, ou encore d’un hibou qui, en survolant le terrain (de jour comme de nuit, apparemment), leur permettra de débusquer les guerriers cachés dans les fourrés, à la façon d’un drone. Ces menues licences artistiques sur la faculté d’apprivoiser des bêtes sauvages d’un claquement de doigts ou de se faire communiquer des informations depuis le cerveau d’un jaguar ou d’un hibou n’interdisent nullement de recycler à des fins pédagogiques certains des décors de ce jeu, qui sont de toute beauté. Il y a cependant quelque chose de légèrement déstabilisant à se figurer un réalisateur obligé de massacrer virtuellement des foules de guerriers hirsutes et de tigres à dents de sabre s’il veut récupérer les images qui lui permettront d’illustrer un documentaire scientifique écrit avec la caution d’une universitaire spécialiste de la préhistoire.

Dans le deuxième passage, on voit se percuter de façon encore plus frappante, si j’ose dire, le réel et le virtuel, le didactique et le ludique. Après la réalisation du documentaire, l’équipe a décidé de concevoir « une expérience immersive et interactive à 360 degrés racontant le quotidien de Lady Sapiens » et destinée à être présentée, entre autres, dans le cadre du prestigieux Muséum national d’Histoire naturelle. L’une des scènes de cette “expérience” consiste à tailler virtuellement un silex. À nouveau sollicitée, la chercheuse Sophie Archambault de Beaune estime que les silex virtuels sont de trop grand format. Las, comme l’explique Déborah Papiernik, directrice des Alliances stratégiques chez Ubisoft, « les casques de réalité virtuelle sont accompagnés de manettes qui doivent permettre de reproduire le geste de taille d’un silex […]. Or, les dimensions de ces manettes sont telles que, lorsque le silex virtuel est trop petit, l’utilisateur les entrechoque, au risque de les casser. Avec ces équipements, nous nous heurtions donc à une impossibilité technique. Soit nous supprimions la scène, ce qui eut été regrettable, soit la paléontologue nous autorisait une entorse à la vérité scientifique en nous permettant d’augmenter la taille des silex, ce qu’elle nous a accordé ». Obliger les pauvres hères du Paléolithique à s’escrimer sur des silex trop volumineux pour leur permettre d’accomplir des tâches vitales sous prétexte que leurs lointains descendants risquent, en s’amusant, de casser les manettes de leurs coûteux jeux vidéo ne peut que susciter un sentiment de révolte contre cette criante injustice sociale.

Faut-il se réjouir qu’un documentaire à vocation didactique puisse bénéficier de la splendeur des images fabriquées pour un jeu vidéo, de même que l’on tente de se consoler des sommes faramineuses englouties dans les recherches menées à des fins militaires en faveur des retombées utiles qu’elles peuvent avoir pour la société civile ? Faut-il, au contraire, s’alarmer des “vérités alternatives” susceptibles de se faufiler dans cet exercice d’équilibriste entre réalité et fiction ? Je repars faire un petit tour au soleil à dos de hibou : cela me permettra de prendre un peu de hauteur pour y réfléchir.