Se rafraîchir le sang

L’expression vérité aveuglante est paradoxale : si l’on est aveuglé, comment pourrait-on percevoir la vérité en question ? C’est seulement par le détour d’une autre expression, lumière aveuglante, que l’on peut comprendre cette formule : la clarté est si vive qu’elle oblige à fermer les yeux. Peut-être cependant la notion de vérité aveuglante est-elle fondée, dans le sens où toute vérité d’une certaine conséquence commence par être ignorée, voire récusée, comme dans la chanson de Guy Béart. 

Le récit de Franck Lirzin est celui d’une prise de conscience progressive d’une vérité qui va certainement transformer en profondeur la vie des Parisiens : d’ici 2050, Paris connaîtra le même climat que Marseille, voire, quelques décennies plus tard, risque de devenir une fournaise invivable, car « si certains scénarios du GIEC prévoient une stabilisation de l’augmentation du climat [à +1,5 °C] autour de 2050, d’autres anticipent la poursuite du réchauffement, qui pourrait avoisiner 5 °C vers 2100 ».

Franck Lirzin reconnaît avoir mis un peu de temps, lui-même, à réaliser que les canicules qui se succèdent ces dernières années à Paris sont les premiers signes du réchauffement climatique. Sa prise de conscience s’est accentuée à l’occasion d’une discussion qui l’a renvoyé, comme en miroir, à son aveuglement antérieur : « Un architecte m’a présenté sa proposition pour un projet de rénovation thermique d’un bâtiment. Il m’a expliqué que, grâce à des loggias exposées plein sud, la température des appartements augmentera de 10 °C par rapport à l’extérieur. Je lui ai répondu : “Cela signifie-t-il que, dans vingt ans, lorsqu’il fera habituellement 40 °C à l’extérieur, la température de ces appartements grimpera à 50 °C ?” Un peu confus, il m’a avoué qu’il n’y avait pas pensé… »

Il ne s’agit pas d’un aveuglement individuel, puisque Franck Lirzin nous apprend que « La règlementation environnementale concernant les bâtiments neufs n’a intégré qu’en 2020, pour la première fois, les enjeux de confort d’été », et qu’il a suggéré lui-même à ses interlocuteurs de Matignon « d’incorporer la question du rafraîchissement des logements dans MaPrimeRénov’ (une aide à la rénovation énergétique) », ce qui aurait dû aller de soi pour des décideurs a priori informés que nous sommes davantage menacés par la brûlure de l’enfer que par la glace des pôles (qui, entre-temps, aura disparu).

Franck Lirzin cite également ce promoteur qui, « ayant mis l’accent sur le confort d’hiver (isolation de l’enveloppe) au détriment du confort d’été (larges baies vitrées sans protection) », a prévu d’avance « l’emplacement des climatiseurs », ce qui, avec les rejets de chaleur à l’extérieur, aura pour effet d’élever encore plus la température. Sachant qu’au rythme actuel de la progression du taux d’équipement en climatisation, tous les logements parisiens devraient en être dotés d’ici 2030, on peut craindre, selon Franck Lirzin, « une élévation additionnelle de 2 °C à 4 °C de la température dans les rues de Paris », qui pousserait les habitants à accroître encore le recours à la climatisation. La boucle est bouclée ! Faute de regarder la vérité en face, non seulement on ne prévient pas la catastrophe, mais on l’aggrave. Ceci évoque irrésistiblement la définition des décisions absurdes selon Christian Morel, « des erreurs radicales et persistantes, dont les auteurs agissent avec constance et de façon intensive contre le but qu’ils se sont donné », dont le contraste est saisissant avec celle de la résilience, « capacité d’un système, qu’il s’agisse d’un individu, d’une forêt, d’une ville ou d’une économie, à faire face au changement et à continuer à se développer ». 

Face à la canicule généralisée qui nous menace, on ne peut que renvoyer à la maxime de La Bruyère : « Il n’y a rien qui rafraîchisse le sang comme d’avoir su éviter de faire une sottise. »