La crise sanitaire a mis sous tension non seulement l’hôpital, mais aussi les systèmes d’information du secteur public, ses personnels, ses organisations, ses pratiques... Comment “l’informatique”, soi-disant incapable de comprendre les demandes ou de livrer dans les temps, a-t-elle pu devenir une alliée déterminante ? Le retour d’expérience de la construction du SI Vaccination, qui a su pratiquer un hacking organisationnel et une démarche collaborative mémorables, nous livre quelques leçons de management en situation extrême.


Exposé de Charles-Pierre Astolfi

Je suis ingénieur des mines et, après une formation de développeur en intelligence artificielle, j’ai travaillé pendant un an comme ingénieur et data scientist, puis durant une autre année comme chef de projet pour des voitures électriques aux États-Unis, avant d’être chargé par l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) de créer une structure destinée à passer d’un mode d’organisation hiérarchique à un mode fonctionnel. Je suis ensuite devenu secrétaire général du Conseil national du numérique.

Je commençais à songer à un nouvel emploi quand, le 9 novembre 2020 à 23h50, j’ai reçu un mail d’une haute responsable du numérique au ministère de la Santé. Voici, en substance, ce qu’elle m’écrivait : « Salut, tu veux gérer les SI de la vaccination contre le Covid ? On a besoin de quelqu’un hier. »

Je lui ai exprimé mon intérêt et elle m’a détaillé le contenu de la mission : « Il s’agit de monter l’équipe projet, […] de prendre les grands choix structurants et de mettre en œuvre le SI afin qu’un MVP [Minimum Viable Product] soit prêt dès début janvier 2021. […] Le/les SI devront permettre de gérer les stocks, l’approvisionnement en vaccin, le matching offre/demande, la traçabilité, la pharmacovigilance, l’ouverture des données au suivi épidémiologique et à la recherche, etc. » J’ai accepté et ma mission a duré sept mois.

Un climat d’incertitude et d’inquiétude

À la date du 9 novembre 2020, l’ambiance en France était plutôt morose. Le deuxième confinement avait débuté fin octobre, il faisait froid, on commençait à parler de vaccination, mais personne ne savait de quelle façon celle-ci allait s’organiser. La HAS (Haute Autorité de santé) annonçait qu’elle poursuivait ses travaux sur la stratégie d’utilisation des futurs vaccins contre le Covid-19 et que la consultation publique durerait jusqu’au 30 novembre. Les vaccins à ARN messager ne bénéficiaient toujours pas d’autorisation de mise sur le marché et les Décodeurs du Monde notaient que « bien qu’étudiés depuis longtemps, les vaccins à ARN ont atteint une maturité technique plutôt récente, ce qui soulève craintes et questionnements ». De fait, les autorisations de mise sur le marché n’ont été publiées que le 10 décembre 2020 pour les États-Unis et le 21 décembre pour l’Union européenne.

Dans ce climat d’incertitude, voire d’inquiétude, les sondages indiquaient, début novembre, que près de la moitié de la population française avait l’intention, certaine ou probable, de ne pas se faire vacciner. Au ministère de la Santé, il était convenu qu’une consultation d’éligibilité à la vaccination devrait obligatoirement être effectuée auprès d’un médecin vingt-quatre heures avant toute injection, afin de laisser à chacun le temps de bien mûrir sa décision.

Cette grande prudence s’explique par le souvenir cuisant, parmi les agents du ministère de la Santé, des scandales de la Dépakine, du Levothyrox ou du sang contaminé. Certains de mes interlocuteurs m’expliquaient qu’ils avaient déjà été entendus comme témoin dans ces scandales et qu’avant de prendre quelque initiative que ce soit, ils exigeraient un ordre écrit de leur hiérarchie. D’autres, plus jeunes, se montraient totalement inconscients du risque pénal qu’ils encourraient dans ce genre de situation et étaient sensibles à l’urgence d’agir. J’en faisais partie !

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