Exposé de Cyril Bourgois

Le groupe Casino

Le groupe Casino est une multinationale, présente en France et en Amérique latine, qui développe une stratégie multiformat et multi-enseigne. Dans le secteur de l’alimentaire, c’est le premier distributeur au Brésil et en Colombie. Il a réalisé, en 2017, un chiffre d’affaires de l’ordre de 38 milliards d’euros, dont la moitié sur le territoire national, pour un résultat opérationnel de 1,5 milliard d’euros. La distribution physique requérant beaucoup de main-d’œuvre, le Groupe compte 270 000 employés, dont 72 000 en France.

À côté des enseignes historiques, telles Géant Casino, Supermarché Casino ou Petit Casino, le Groupe possède, entre autres, Monoprix, Franprix, Sherpa, Visa, Cdiscount, Leader Price. Avec un réseau de 9 200 points de vente en France (13 000 dans le monde) et 25 000 références en marques propres, Casino est le premier réseau de distribution physique du pays, ce qui est déterminant dans la façon dont nous appréhendons la transformation digitale du Groupe. Soixante pour cent des ménages français faisant au moins une fois par mois ses courses chez Casino, nous disposons d’une très importante ressource en données quant aux habitudes de consommation de notre clientèle. Enfin, notre centrale d’achat, détenue en commun avec Intermarché depuis 2014, sera désormais la première en France grâce à l’alliance nouée, en avril 2018, avec Auchan Retail. Les groupes Auchan et Casino, accompagnés de Schiever et de l’allemand Metro, mettent ainsi en place une série de nouvelles alliances à l’achat, en France et à l’international, baptisées Horizon.

Notre positionnement multi-enseigne et multiformat est fondé sur la grande variété de nos implantations qui vont du supermarché à l’hypermarché, des grands magasins urbains comme Monoprix, aux enseignes spécialisées comme Naturalia, en passant par les magasins d’ultra-proximité tels Franprix ou Sherpa, secteur où nous sommes numéro un en France. Nous sommes également présents dans le discount avec Leader Price. Grâce à ce réseau, le groupe Casino réalise 60 millions de transactions par mois.

En outre, Casino est, en France, le deuxième acteur du e-commerce, derrière Amazon. Notre pays est, en effet, le seul, hormis la Chine, où le géant américain est confronté à un réel concurrent, Cdiscount pesant, en volume d’affaires, près de 50 % du poids d’Amazon, ce qui le place très loin devant tous les autres acteurs de ce marché. Depuis 2000, grâce à la présence de Cdiscount dans notre périmètre et au nombre élevé de nos points de vente, nous bénéficions d’un important réseau de click and collect 1, facteur clé nous permettant de proposer une stratégie digitale efficace à nos clients. Enfin, nous possédons le premier réseau français de logistique dédié au e-commerce, avec une surface de 500 000 mètres carrés d’entrepôts, en croissance constante.

La montée en puissance du e-commerce

Longtemps, la distribution est restée un métier assez simple. Puis, au cours des Trente Glorieuses, le secteur a connu de grandes transformations avec le développement des hypermarchés, l’émergence forte des marques distributeurs et l’idée que l’on pouvait désormais tout rassembler sous un même toit dans le contexte du développement de la voiture individuelle. Ce modèle de l’hypermarché de 15 000 mètres carrés ou plus, avec un grand parking et des clients, venus en voiture, qui en repartent avec un panier de produits alimentaires et non alimentaires le plus rempli possible, est désormais appelé à se transformer sous l’effet du e-commerce. Les conséquences de cette transformation majeure sur les réseaux physiques se sont d’abord fait sentir avec la croissance rapide des dépenses, en particulier non alimentaires, réalisées sur Internet aux dépens des hypermarchés.

Plus récemment, le e-commerce a commencé à concurrencer les détaillants traditionnels sur l’alimentaire, leur cœur de métier. En France, la première réponse des distributeurs a été l’émergence du drive, qui permet de faire ses courses sur Internet avant de venir les récupérer en magasin. La constitution du panier (picking) est alors assurée soit directement par le personnel du magasin, soit par des professionnels de la logistique au sein d’un entrepôt dédié, le drive solo, ces deux modèles étant très différents en matière de gestion des ressources humaines.

La montée en puissance du e-commerce en France représente 32 milliards d’euros de dépenses sur des biens physiques, hors voyages et restauration. En 2017, ce sont ainsi 500 millions d’actes d’achat qui ont été réalisés par 33,5 millions de Français faisant leurs courses sur Internet au moins une fois par an, avec une moyenne annuelle de 16 achats par personne. Le chiffre d’affaires du e-commerce dans le monde est en croissance continue, à deux chiffres, et a franchi le cap des 2 000 milliards de dollars en 2017.

Cette toile de fond implique une modification et un renforcement de l’intensité concurrentielle, avec l’apparition de nouveaux acteurs, tels Amazon, Alibaba, Tencent, aux côtés des acteurs historiques tels E. Leclerc, Auchan, Carrefour. Ces derniers subissent dorénavant une pression constante, alors que les barrières à l’entrée sur le marché sont aujourd’hui bien moindres pour les nouveaux arrivants qu’elles ne l’étaient naguère. En effet, ouvrir un hypermarché de 15 000 mètres carrés, construire un assortiment de marques distributeurs de 25 000 références ou constituer un réseau dense de magasins n’étaient pas choses faciles, alors que créer un site et commencer à vendre des produits sur Internet n’est fondamentalement pas très compliqué, a fortiori si quelqu’un assure pour vous la logistique.

Tout cela nous a donc conduits à repenser en profondeur notre façon de faire du commerce. Le drive est ainsi devenu la première forme de commerce alimentaire en France et a enregistré une croissance de 40 % en trois ans, incomparable avec celle du commerce physique. Il s’agit là d’une tendance mondiale.

Une expérience client différente

Jusqu’à l’arrivée d’Internet, la vie des détaillants était assez simple : le client venait dans le magasin, faisait ses courses, consommait chez lui et revenait la semaine suivante. Nous avions bien commencé à proposer des cartes de fidélité, à faire du mailing, mais cela ne transformait pas notre activité.

Depuis l’émergence d’Internet, nous avons progressivement migré vers le bicanal, en différentes étapes. La première a été le multicanal, illustré par l’apparition du drive. Jusque-là, je n’avais pour seule possibilité que de me déplacer dans le magasin pour faire mes courses. Désormais, une alternative m’est proposée et, grâce à mon ordinateur ou mon smartphone, j’accède à une nouvelle interface qui me permet de constituer mon panier à distance avant de venir le chercher.

Le canal croisé (cross canal) a été la seconde étape. Le client scanne ce qui l’intéresse dans le magasin et se fait livrer le tout chez lui. Les options sont alors beaucoup plus nombreuses et, à tout moment et en tout lieu, il a la possibilité de choisir comment faire ses courses et se faire livrer. Cela répond à un double besoin. Le premier est celui de choisir, en fonction de son planning et de façon certaine, un créneau de livraison très restreint pour une commande strictement respectée. Le second porte sur la possibilité d’une livraison de dépannage dans l’heure ou les deux heures qui suivent sa commande. Dans ce cas et au regard de l’urgence, il sera prêt à tolérer un peu plus de défauts, que ce soit pour le créneau de livraison ou par l’acceptation d’une substitution dans son panier en cas d’indisponibilité du produit demandé.

Ce sont les deux tendances dominantes en matière de distribution alimentaire auxquelles nous devons aujourd’hui répondre en priorité afin que, où et quand il le veut, le client ait une solution satisfaisante à sa disposition. Pour l’instant, cela représente des volumes assez faibles, cette offre, qui fait suite à l’arrivée en France d’Amazon Prime, étant assez nouvelle, mais elle répond manifestement à une demande des consommateurs. Elle est donc appelée à croître tout en impliquant quelques compromis en matière d’exhaustivité de l’offre accessible ou de précision de l’heure de livraison.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas capables de promettre une livraison dans le quart d’heure qui suit, car cela induirait un coût logistique exorbitant, mais nous le pouvons dans l’heure ou les deux heures à venir. La contrainte pour le client d’être présent dans le créneau horaire prévu va cependant bientôt tomber avec l’apparition des serrures connectées que Franprix teste déjà. Dès lors, le livreur pourra ouvrir votre porte et remplir votre réfrigérateur sans que vous ne soyez présent pour l’accueillir. Puis, demain, votre frigo sera connecté, saura détecter, en fonction de vos habitudes de consommation, les aliments manquants ou périmés et se chargera lui-même d’établir la liste de vos besoins afin que vous lui donniez l’ordre, grâce à votre smartphone, de passer commande auprès de votre magasin. Techniquement, nous savons d’ores et déjà le faire. En revanche, l’adoption de ces usages par le consommateur suppose une totale confiance dans le livreur et une sécurisation sans faille du processus, qui seront plus longues à établir.

Aujourd’hui, les clients sont devenus beaucoup plus exigeants. Jusque-là, ils se contentaient d’une expérience assez pauvre et impersonnelle, subissant les attentes en caisse, ne trouvant pas tous les produits désirés, n’accédant pas à des possibilités de crédit, etc. Désormais, le fait de venir en magasin sera un acte choisi, motivé par l’expérience sociale ou le tourisme commercial, comme c’est déjà le cas chez Ikea. Au désagrément de l’attente en caisse se substituera alors la fluidité de l’usage du one click button, tel qu’Amazon le propose déjà. Alors que le catalogue promotionnel est aujourd’hui le même pour tous les clients, nous pourrons passer à l’ultra-personnalisation des offres qui lui seront proposées.

Des clients plus exigeants

Les projets menés par Casino et ses enseignes reviennent tous à développer la complémentarité entre le on line et le off line. Du plus simple au plus complexe, on trouve d’abord le click and collect. C’est à la fois simple à réaliser et indispensable, et c’est sans doute l’une des raisons majeures du succès de Cdiscount. Dès l’origine, nous avons cherché à mettre en œuvre des synergies entre Cdiscount, pure player du e-commerce et premier vendeur de meubles en France, et les enseignes du groupe Casino qui lui donnent, à travers le click and collect, la capacité physique de proposer aux clients des catégories de produits difficiles à livrer rapidement avec des moyens logistiques classiques, en particulier les produits très lourds. Ce n’est sans doute pas un hasard si Amazon rencontre des difficultés avec ces mêmes produits.

On trouve ensuite le shop and go, dont Monoprix est la meilleure illustration. Je fais mes courses dans le magasin, je règle mes achats et je laisse mon caddie en caisse, le magasin se chargeant ensuite d’en livrer le contenu chez moi dans les trente minutes.

Le corner Cdiscount est une expérience plus poussée. Il s’agit d’un store in store, un magasin de 500 mètres carrés au sein du magasin principal, grâce auquel, pour la première fois, un hypermarché vend des meubles. Le premier a été installé, en 2017, dans l’un de nos hypermarchés. Il a immédiatement rencontré un succès tel que nous l’avons rapidement déployé dans 35 autres. L’objectif est d’importer dans le monde physique le meilleur de l’expérience Internet. Cela repose, en premier lieu, sur l’exhaustivité de l’offre en matière de catégories, avec plus de 500 références présentées en libre-service dans le show-room, auxquelles s’ajoutent 50 000 autres, proposées sur des tables digitales permettant au client de visualiser le produit. Une promesse de livraison à J+1 permet au client de retirer son achat le lendemain, au point drive, à l’arrière de ce même magasin. Les vendeurs, quant à eux, sont tous équipés de tablettes numériques par lesquelles ils accèdent, et font accéder leur client, tant à l’offre propre de Cdiscount qu’à celle présente sur sa marketplace, soit un total de 2 millions de références, avec la même promesse de livraison que celle du site Internet.

Par rapport à l’offre sur Internet, la présence de ce corner offre l’avantage de pouvoir visualiser l’objet réel et de le toucher, ce qui est particulièrement important en matière d’ameublement et de décoration. Même si la présence des avis de clients sur les sites Internet et l’utilisation croissante des bots 2 conversationnels vise à pallier le manque de conseil en ligne, la possibilité de dialoguer avec un vendeur physiquement présent, en particulier dans des domaines comme la hifi ou le gros électroménager, reste très largement un atout des corners pour les clients désireux d’un vrai contact humain.

Avec la tendance affirmée de la baisse des prix sur Internet, les corners permettent aussi d’aligner leurs prix avec ceux pratiqués en magasin. Cette promesse de prix identiques, quel que soit le mode d’achat, est rassurante pour le client et, comme Cdiscount est systématiquement le moins cher, cela constitue une garantie que cet achat sera fait dans les conditions les plus avantageuses.

Enfin, pour compléter les conseils dispensés par les vendeurs, nous avons développé des formats spécifiques délivrant une information augmentée. Grâce à des étiquettes électroniques “scannables” avec leur smartphone, les clients en magasin accèdent à toute l’information disponible sur Internet, que ce soient les avis de clients, les caractéristiques techniques du produit ou même les comparatifs de prix. C’est là un premier cas d’expérience augmentée qui est complémentaire et va même au-delà de l’expérience Internet. Beaucoup de clients viennent ainsi dans ces corners, après avoir vu le produit sur Internet, afin de constater de visu que les caractéristiques annoncées sur le site sont bien celles de l’objet concret. Ce concept est en perpétuelle évolution, car nous renouvelons l’offre en permanence.

Une expérience d’achat enrichie

Un deuxième exemple de digitalisation des courses nous est donné par le lancement d’une nouvelle application de fidélité pour les enseignes du périmètre historique de Casino, avec toujours le même objectif d’apporter dans le monde physique le meilleur du on line. Cette application permet au client de se créer une carte de fidélité dématérialisée dans le but de fluidifier son expérience d’achat. Elle vise à corriger les irritants majeurs auxquels il peut être confronté en magasin, tels l’attente en caisse ou, à son retour chez lui, le constat de l’oubli de produit. Grâce à cette carte, nous sommes désormais capables de lui proposer, après avoir recueilli son consentement préalable et enregistré sa carte bancaire, une expérience personnalisée et enrichie de services additionnels. Pour cela, nous avons développé trois innovations.

La première est le scan express, ou scan and go, qui permet au client de scanner les produits dont il a besoin au fil de son parcours dans le magasin. Le paiement est effectué via l’application, en passant sous un portique qui lui délivre une contremarque justifiant de son achat et lui libère le passage, le tout étant éventuellement assorti d’un contrôle aléatoire afin de décourager la fraude. Grâce aux algorithmes que nous développons, nous ne contrôlons aujourd’hui que 10 à 15 % des clients. Cette expérience, en évitant le passage en caisse, fluidifie l’acte d’achat.

La deuxième innovation est la possibilité de payer via son smartphone. Lors du passage en caisse, l’hôtesse scanne un code QR spécifique que le client, par le biais de l’application, a généré sur son smartphone. Le montant de ses achats est alors directement imputé sur sa carte bancaire, si elle a été préalablement enregistrée, et sur son compte fidélité. Un paiement bancaire prenant actuellement de trente à quarante secondes pour être effectué, ce type de fonctionnalité en réduit la durée à moins de dix secondes. Ce gain de temps peut paraître minime en soi, mais, rapporté à une grande échelle, il s’avère considérable.

Enfin, en ce qui concerne la wish list, il faut reconnaître que personne n’a encore trouvé la martingale gagnante. La liste de courses est, en effet, le sujet sur lequel tous les distributeurs travaillent. Près de la moitié des Français fait ses courses avec une liste papier, faute de mieux, et il peut sembler absurde que, chaque semaine, il faille en refaire une nouvelle alors que nombre de ces achats sont récurrents. Nous explorons donc diverses options de listes de courses plus évoluées, qui proposent des suggestions d’achat à partir des habitudes du client, voire des idées de compléments pour certains produits, sauces ou condiments par exemple. Nous envisageons également de catégoriser automatiquement les produits par rayon avec, à terme, la possibilité d’orienter le client facilement dans le magasin.

La personnalisation de la relation client

La personnalisation de la relation client est une tendance de fond de notre activité. Avec la carte de fidélité dématérialisée, nous avons désormais la possibilité de proposer à nos clients des offres personnalisées qui sont enregistrées directement sur son compte, service que Casino est sans doute le seul à proposer à ce jour. Chaque semaine, le client reçoit ainsi des coupons adaptés à ses habitudes de consommation ou à ses souhaits, ce que nous pouvons faire grâce à un travail en profondeur sur les données. En faisant ses courses en magasin, il bénéficie alors automatiquement de la réduction sur les produits concernés lors de son passage en caisse. À l’évidence, ce système remplace avantageusement les volumineux catalogues papier, distribués indistinctement dans toutes les boîtes aux lettres.

Alors que, sur Internet, il est possible de calculer instantanément le montant de son panier, il n’en va pas de même en magasin, où l’on ne le découvre le plus souvent que lors du paiement. En revanche, une expérience enrichie permet au client, lorsqu’il scanne ses achats, de connaître en temps réel le montant de son caddie, ce qu’il trouve généralement très appréciable. En effet, même si certains acheteurs, ne disposant que d’un budget très contraint, faisaient déjà eux-mêmes cet exercice depuis toujours, de peur des mauvaises surprises lors de leur passage en caisse, les autres, moins attentifs car disposant d’un budget plus souple, sont également très satisfaits de connaître non seulement le montant de leurs achats, mais aussi les économies qu’ils réalisent, le tout étant perçu comme un effort de transparence sur les prix. Cette transparence porte également sur les ingrédients et la qualité des produits, tous les distributeurs s’efforçant actuellement de mieux informer les consommateurs par le biais d’applications diverses.

Les facilités de paiement, courantes sur Internet, sont désormais un point important de notre personnalisation de la relation client. Cdiscount, acteur historique du paiement en quatre fois sans frais, a développé des systèmes de scoring 3 très évolués, basés sur la fréquence et l’heure de connexion du client, la nature des produits choisis, etc. Le magasin physique, quant à lui, était très en retrait, seuls les clients possédant la carte de fidélité pouvant accéder à ce service, via le terminal de paiement. Le groupe Casino propose désormais des paiements différés, le client étant débité soit le jour de son choix dans le mois suivant ses achats, soit en quatre fois. Enfin, et toujours en temps réel, le client dispose sur son smartphone d’informations pouvant lui être utiles, comme les jours et heures d’ouverture de ses magasins habituels.

Entrepôts ou réseau de magasins ?

Nous travaillons maintenant à aller plus loin dans la proposition de “bicanalité”, la très grande majorité des clients français faisant toujours ses courses alimentaires en magasin et ayant trop peu recours à la livraison à domicile ou au drive. Le développement des services de livraison à domicile, telle que la pratique déjà Franprix, est ainsi une autre de nos priorités. La seule façon de parvenir à réaliser des livraisons dans un délai de trente minutes ou d’une heure est de s’appuyer sur les points de vente. En effet, si le modèle des livraisons au départ d’un entrepôt peut convenir pour des délais de plus ou moins deux heures, il est peu envisageable d’en proposer de plus courts sans s’appuyer sur le magasin. Un bon exemple nous est donné par l’application Franprix, qui permet au client de commander ses produits et d’être livré chez lui dans la demi-heure qui suit, et qui s’appuie sur des points de vente physiques informés en temps réel. Avec ses 9 200 points de vente, le groupe Casino est présent sur tout le territoire et c’est une force sur laquelle nous devons nous appuyer pour bâtir une telle expérience multicanale. Cela demande également un important travail de gestion en back office. Il faut choisir le magasin à partir duquel la livraison sera effectuée et l’en informer aussitôt afin qu’il constitue le panier qui sera confié à un livreur qui l’amènera chez le client, à pied ou à vélo selon la distance.

Deux autres expériences illustrent bien la différence entre le besoin à J+1 ou J+2 et le besoin urgent. Il y a quelques jours, nous avons lancé un partenariat avec Amazon, via son réseau Prime, qui assurera pour nous la livraison de paniers préparés dans les magasins Monoprix. Après s’être essayé au modèle exclusivement entrepôt, Amazon a en effet fait le constat qu’il était plus avisé, pour les besoins urgents, de s’appuyer sur un réseau de magasins réalisant eux-mêmes la préparation des commandes. Le “hub” d’éclatement est ainsi beaucoup plus proche du client final.

Pour les besoins non urgents, le Groupe a noué, au Royaume-Uni, un autre partenariat avec le pure player Ocado, devenu en douze ans le numéro un mondial du e-commerce alimentaire, tant en volume de vente que de références produits disponibles. Ocado dispose d’entrepôts robotisés à 95 %, dans lesquels la seule intervention humaine se limite, en bout de chaîne, à trier, par température, les produits frais, surgelés ou tempérés. Le plus impressionnant, outre l’extrême rapidité de préparation des commandes, est un taux de disponibilité des produits inégalé de 99,9 %, avant substitution, et de 100 % après. La promesse d’Ocado consiste donc à dire au client qu’il sera livré de la totalité de son panier, parfaitement rempli, chez lui et dans un délai de vingt-quatre à quarante-huit heures, ce qui répond à la grande majorité des attentes.

La logique du tunnel de sortie

Les expériences sont donc variées, entre le souhait d’être livré très rapidement, en acceptant un léger taux d’imperfections et en s’appuyant sur un réseau de points de vente comme Franprix, et une exigence de réalisation parfaite de la commande, avec des produits au meilleur prix, mais un délai plus long.

Pour illustrer la particularité du tunnel de courses du e-commerce alimentaire, il faut le comparer à celui d’Amazon. Dans ce modèle ultime du commerce non alimentaire, le client est identifié, choisit son produit et finalise l’achat. Le taux de transformation de l’intention d’achat en achat réalisé est alors proche de 100 % et le taux de chute est réduit à sa plus simple expression.

Ocado a développé un modèle complètement différent, basé sur la compréhension du fait que, si les courses alimentaires sont parfois une corvée, elles peuvent aussi être source de plaisir. La corvée, ce sont les achats récurrents, toujours identiques, qui peuvent aisément être automatisés. Le plaisir repose en revanche sur le choix de produits alimentaires de qualité, que l’on a envie d’acheter seulement en les ayant sous les yeux. Bien que cela soit plus naturel dans un magasin physique, Ocado a su recréer cette expérience dans ce que l’on appelle la logique du tunnel de sortie. Ainsi, juste avant le paiement, Ocado propose au client jusqu’à sept produits susceptibles de le tenter. La partie pénible des courses étant achevée, il est maintenant temps de se faire plaisir ! L’idée est que ce client, bien qu’il n’y ait pas pensé spontanément, pourrait avoir besoin ou envie de ce produit et qu’il faut donc le lui proposer sans attendre.

Si le magasin physique s’inspire beaucoup des pratiques d’Internet, l’inverse est donc également vrai. Internet doit s’inspirer de ce qui fait la valeur de l’expérience d’achat dans un magasin physique, afin de proposer l’expérience la plus complète possible. L’apparition de la réalité augmentée dans le e-commerce alimentaire ouvre de nouvelles possibilités.

Débat

Un intervenant : Comment élaborez-vous vos suggestions d’achat, en particulier lorsqu’il s’agit de produits comme, par exemple, le jambon emballé, pour lesquels les possibilités de choix sont très nombreuses ?

Cyril Bourgois : Cela pose la question technique cruciale de l’arborescence produit. Deux options s’offrent à nous. La première consiste à détailler méthodiquement la liste des caractéristiques souhaitées pour le produit ; pour reprendre votre exemple : je souhaite du jambon, à l’os, sans couenne, par quatre tranches, de la marque Fleury Michon. Mais cela ne correspond pas à la façon dont la plupart des clients font leur liste de courses. Habituellement, ils constituent plutôt une liste générique : jambon, pain, œufs, yaourts, etc., avec quelques exceptions pour des marques très fortes comme Coca Cola.

Pour catégoriser la liste de courses, nous préférons donc partir de l’usage client et de la façon dont il exprime son besoin. Nous réfléchissons à une option qui consiste à la transformer en une liste de produits. Pour schématiser, face à un besoin donné, le client voit apparaître un carrousel de produits avec des choix classés par pertinence, en fonction de ses habitudes de consommation. Si nous savons qu’il consomme habituellement du jambon, à l’os, sans couenne, par quatre tranches, de la marque Fleury Michon, ce sera le premier produit que nous lui proposerons, tout en lui laissant la possibilité de changer en fonction de ses envies ou d’éventuelles promotions.

Int. : Comment s’articulent les évolutions techniques que vous évoquez avec le fonctionnement de la structure traditionnelle ?

C. B. : Notre principale source de difficultés est, effectivement, l’acceptation de ces nouveaux outils par le personnel des magasins. Cela pose la question déterminante des ressources humaines du Groupe, avec deux enjeux majeurs. Le premier est l’information et la formation de nos très nombreux salariés, dans un contexte concurrentiel très fort. Nous nous y employons activement, mais cela prend du temps. Le deuxième enjeu est la pédagogie. Ce sont les personnels qui ont le plus de mal avec les outils digitaux qui les perçoivent le plus souvent comme des menaces sur leur emploi. Les métiers de caisse en font évidemment partie. Ce que nous voyons s’opérer, c’est une transformation des métiers vers davantage de conseil. Scanner des produits tout au long de la journée en étant assis sur un siège est un métier très pénible. Que cette tâche-là disparaisse ne devrait donc pas être un problème, à la condition, toutefois, que nous parvenions à transformer le métier et à le faire évoluer vers le conseil. Or, nous en avons besoin, car la raison pour laquelle les gens continueront à venir dans les magasins est qu’ils y trouveront ces conseils qu’Internet ne leur apporte pas.

Un des problèmes que nous rencontrons est la grande difficulté à recruter dans les métiers de bouche tels que pâtissiers, bouchers, poissonniers, etc. Certes, les formations sont longues, compliquées et les conditions de travail sont souvent contraignantes, entre autres du point de vue de l’amplitude horaire. Ce n’est cependant pas un hasard si les hyper- et supermarchés recrutent aujourd’hui des bouchers de grande qualité, qui sont parfois les salariés les mieux payés du magasin. Ils sont aujourd’hui devenus la ressource rare et les conseils qu’ils prodiguent au client sont souvent, pour celui-ci, la raison de revenir dans votre enseigne.

Client passif ou client actif ?

Int. : Les seniors, qui ont souvent une mobilité réduite, sont-ils une cible pour vos livraisons à domicile ?

C. B. : À côté de la clientèle très urbaine, qui rentre tard chez elle, c’en est effectivement une autre, de même que celle des familles avec des enfants en bas âge qui, elles aussi, ont des difficultés à se déplacer.

Int. : À vous entendre évoquer la liste de courses, on a l’impression que le client reste un peu passif et qu’il n’a guère de possibilité de négocier. Étudiez-vous des solutions par lesquelles il interviendrait davantage dans l’acte d’achat ?

C. B. : Des expérimentations ont été menées par Cdiscount permettant au client de négocier, évidemment dans le cadre d’une marge de manœuvre, le prix de l’objet convoité. Dans le monde digitalisé, ce sont des choses que l’on peut envisager. Pour l’instant, nous avons davantage mis l’accent sur les réductions personnalisées, solutions dans lesquelles le client est à la fois passif et actif. Il est passif parce que c’est nous qui décidons de lui adresser les promotions, mais il est actif en décidant d’insérer dans ses achats les produits concernés par ces promotions. Nous réfléchissons également à des systèmes d’abonnement, comme Ocado le fait avec succès ainsi que d’autres e-commerçants de l’alimentaire de premier plan, sur le modèle d’Amazon Prime. Dans ce cas, le client paie un petit abonnement annuel qui lui permet d’accéder à un certain nombre d’avantages personnalisés. De son côté, le e-commerçant négocie avec ses fournisseurs une remise de prix temporaire en faveur des clients abonnés, sur une même catégorie de produits. Ceux-ci choisissent ensuite auprès de quel fournisseur ils effectueront cet achat à prix réduit. Cela peut changer chaque mois. Cette façon de faire incite le client à être plus actif en nous faisant connaître les catégories de produits qui l’intéressent.

Int. : Amazon, avec qui vous avez noué un partenariat, a développé une logistique globale, avec jets et bateaux. Jusqu’où Casino envisage-t-il d’aller dans cette voie ?

C. B. : Assez loin ! Cette question soulève celle de la transformation de notre métier. Les détaillants sont en train de devenir, consciemment ou non, des acteurs de la “tech”. Une part non négligeable de notre activité sera demain une activité B to B, alors que, naguère, la grande distribution était l’acteur par excellence du B to C. Cdiscount est un acteur important du e-commerce en France et vend désormais des services d’approvisionnement (fulfillment) aux vendeurs de sa marketplace, qui sont ses clients B to B. Le vendeur qui cherche à se lancer est, en effet, forcément intéressé par des prestations logistiques comme le stockage dans les entrepôts ou la livraison au client final.

Une migration vers le B to B

Int. : Pourquoi n’avoir pas fait un My Casino, avec une architecture centrée sur une plateforme multibase ? Cela vous aurait permis d’avoir accès à une immense base de données et de développer les synergies.

C. B. : La stratégie historique du groupe Casino, dans sa configuration actuelle, est multiformat et multi-enseigne afin d’offrir à ses clients un format adapté à chacun de leurs besoins. Créer un chapeau MyCasino.fr, qui regrouperait tous les services, serait alors contradictoire, notre stratégie digitale devant être en cohérence avec la stratégie globale du Groupe. Cela ne signifie pas pour autant que nous ne nous efforçons pas de déployer toutes les synergies possibles entre les différentes enseignes.

Ainsi, nous avons créé une filiale, RelevanC, qui centralise toutes les données relatives aux transactions effectuées par les clients fidèles des enseignes du Groupe en France et commercialise ces données, aussi bien à destination des instituts d’études que des annonceurs, pour le ciblage de campagnes publicitaires et la mesure de performances en points de vente. Par exemple, nous sommes capables d’estimer, avec un fort degré de probabilité, si une personne a deux, trois ou quatre enfants grâce à sa consommation de céréales ou de vêtements. Si, par exemple, un constructeur automobile cherche à promouvoir un monospace, qui s’adresse donc à des familles ayant plusieurs enfants, nous lui proposons alors de conduire pour lui une campagne programmatique en ciblant un segment de clients “pseudonymisés” à qui nous adressons, via Internet, une publicité pour ce véhicule.

Nous monétisons ainsi, dans notre migration vers le B to B, notre expertise en matière de données comme nous le faisons en matière de logistique. Avec autant de transactions et un certain contrôle sur le client final, tous les détaillants de par le monde se posent ce genre de question.

Int. : Vos concurrents suivent-ils le même type d’évolution et, si c’est le cas, à quel niveau vous différenciez-vous d’eux ?

C. B. : Comme nous avons plus d’enseignes, nous avons la capacité de les utiliser pour proposer, de manière plus différenciée et plus diverse, des solutions sur mesure aux besoins des clients. Un des enjeux de la transformation digitale est d’aller très vite. Or, pour cela, il ne faut pas être seul et accepter, avec humilité, de s’appuyer sur des gens qui savent mieux faire pour se concentrer sur le cœur de notre activité, là où se loge, selon nous, notre valeur.

Aujourd’hui, nous nous posons beaucoup de questions sur les activités que nous devons nous-mêmes opérer et celles que nous pouvons mettre de côté afin d’apporter la meilleure expérience à nos clients. Par exemple, lorsque nous voulons créer un corner Cdiscount, nous nous heurtons au fait que les systèmes d’information de Cdiscount et de Géant Casino ne sont pas les mêmes, alors qu’il est impératif de les faire communiquer. Plutôt que de le faire nous-mêmes et de nous lancer dans des développements très importants en interne, nous avons fait appel à des spécialistes du middleware 4 qui nous ont permis d’être prêts en quelques semaines, avec des interfaces spécifiques.

Un autre atout relève de notre organisation. Sur ce type de projets, les équipes dont j’ai la responsabilité interviennent en mode “commando”. Ce n’est pas que les équipes des enseignes ne soient pas compétentes, mais elles sont concentrées, ce qui est normal, sur la gestion opérationnelle. Cette équipe centrale leur offre la possibilité d’être accompagnées et d’accélérer la transformation en apportant des compétences pointues. Les synergies se jouent aussi en matière de compétences, certaines ressources étant rares. Nous avons donc tout intérêt à les mutualiser en créant des pôles de compétences. Ne le faire qu’au niveau des enseignes n’aurait pas beaucoup de sens chez Casino.

Nourrir un monde de diversité

Int. : Dans les stratégies digitales, l’écosystème du Groupe a une importance capitale. Certains de vos concurrents se trouvent des raisons d’être sociétales et affichent une approche citoyenne. Cela fait-il partie de votre stratégie ?

C. B. : C’est pour nous un enjeu majeur et le slogan du Groupe est Nourrir un monde de diversité. Face à nos concurrents, nous avons la politique de responsabilité sociétale des entreprises la plus marquée. En Colombie ou au Brésil, où des questions nutritionnelles pressantes se posent à une partie des populations, nous menons de très importants programmes d’aide alimentaire. En France, nous avons pris des engagements forts sur la qualité des filières et la traçabilité alimentaire. Ces sujets sont donc forcément au cœur de l’activité du Groupe, même si, aujourd’hui, le besoin et l’offre ne sont pas toujours en adéquation.

Int. : Comment associez-vous votre personnel et ses instances représentatives à toutes ces évolutions qui peuvent faire craindre pour l’emploi ?

C. B. : Nous les associons de façon systématique selon deux modalités. En amont, nous sollicitons les salariés sur les fonctionnalités qui leur paraissent les plus intéressantes compte tenu de leur expérience du magasin et de leur expérience avec les clients. Faute de l’avoir fait, nous serions passés à côté de sujets importants.

Avec les instances représentatives du personnel, tout va dépendre des projets, certains étant plus sensibles et susceptibles de générer des craintes chez les syndicats. Nous les consultons systématiquement, magasin par magasin, et nous ne déployons pas le projet en question dans ceux où l’on estime la sensibilité trop vive.

J’ai l’intime conviction que le magasin vide, tel Amazon Go, dans lequel on rentre avec son smartphone, où tous les produits que l’on met dans son caddie sont scannés et reconnus par le biais de caméras omniprésentes, et duquel on sort sans jamais être passé en caisse ni avoir rencontré quiconque n’est pas une solution viable. C’est une expérience étonnante, une avancée technologique spectaculaire, mais son coût est exorbitant et c’est un modèle très froid, qui ne propose au fond que ce que le client trouve, sans se déplacer, sur Internet et n’est absolument pas adapté à ses attentes.

Les gens continuent à aller au marché du dimanche matin parce que c’est pour eux une expérience agréable, qu’ils y croisent du monde, qu’ils y retrouvent leur maraîcher ou leur poissonnier et qu’ils peuvent échanger avec lui. Je suis convaincu que l’avenir du magasin physique repose sur la présence d’un personnel engagé et qualifié. Nous devons passer d’un modèle avec beaucoup de métiers peu qualifiés, parfois pénibles, à un modèle basé sur des métiers de service au sein du magasin. Cette substitution prendra du temps, mais elle est la condition pour que nous puissions diversifier et enrichir nos prestations au service de nos clients.

1. Service proposé aux consommateurs leur permettant de réserver ou de commander des produits en ligne avant de les retirer directement en magasin. (NDLR)

2. De plus en plus utilisés en informatique, les bots interagissent avec les utilisateurs via les conversations ou les moteurs de recherche. (NDLR)

3. Dans le domaine du marketing, le scoring est une technique qui permet d’affecter un score à un client ou un prospect. Le score obtenu traduit généralement la probabilité qu’un individu réponde à une sollicitation marketing ou appartienne à la cible recherchée. Il mesure donc l’appétence pour l’offre potentielle. (NDLR)

4. En architecture informatique, un middleware ou intergiciel est un logiciel tiers qui crée un réseau d’échange d’informations entre différentes applications informatiques. (NDLR)

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE