Exposé de Rémy Simon

Après six années passées à la Lyonnaise des Eaux, d’abord en tant que plume du président-directeur général, Jérôme Monod, puis dans des fonctions de communication, je suis depuis vingt-huit ans chez L’Oréal. J’ai d’abord exercé à la communication corporate, puis à la communication financière et, en parallèle, auprès de deux dirigeants, Lindsay Owen-Jones et Jean-Paul Agon depuis son arrivée, en 2006.

Après avoir dû faire face à la crise de 2008, qui a éclaté moins de deux ans après son arrivée à la tête de l’entreprise, Jean-Paul Agon a été confronté à des transformations massives de l’environnement, qui ont rendu cruciale la mobilisation de l’ensemble des collaborateurs pour réinventer l’entreprise.

C’est ce thème, mobiliser pour réinventer, que je vais développer aujourd’hui. J’évoquerai d’abord les traits culturels de l’entreprise qui ont rendu ces transformations possibles, puis je prendrai pour exemple les révolutions qui ont eu lieu durant les quinze dernières années. Je m’appuierai, pour cela, sur des citations des dirigeants successifs de la Maison.

Deux traits culturels de L’Oréal

Le culte de la croissance et de l’aventure

Le premier trait culturel marquant de L’Oréal est le culte de l’aventure, comme le souligne François Dalle, qui dirigea l’entreprise de 1951 à 1984, dans son livre L’Aventure L’Oréal. L’entreprise est concentrée sur la croissance, le leadership et la conquête, ce qui se traduit souvent par l’utilisation d’un vocabulaire guerrier : on aime livrer des batailles, parler des troupes, des généraux, célébrer des victoires. Ce culte de la croissance est indissociable de l’esprit d’aventure, comme en témoigne Lindsay Owen-Jones : « Nous n’avons jamais considéré la croissance comme un simple objectif financier. Nous la voyons plutôt comme une aventure collective, une véritable quête du Graal qui, par définition, ne s’arrête jamais. Si nos collaborateurs vivent l’aventure, c’est parce qu’on a su lui donner des aspects de conquête, de jeu, de mission, d’accomplissement personnel, d’aventure humaine. »

L’aventure humaine est d’abord individuelle. Pour Jean-Paul Agon, elle est très étroitement liée à la notion d’entrepreneuriat : « Je suis rentré chez L’Oréal parce qu’on m’a dit que ce serait une aventure : “Votre carrière, c’est vous qui la ferez. Vous serez l’entrepreneur de votre propre destin”. »

À cette aventure individuelle s’ajoute l’aventure collective. Jean-Paul Agon confirme : « L’Oréal, c’est d’abord des hommes et des femmes qui partagent ensemble des valeurs, des ambitions, des rêves, des objectifs, et donc une aventure collective. » Le sentiment d’appartenance est très fort, comme le soulignent les études internes. On parle d’une “supracommunauté” de L’Oréaliens à travers le monde, unis au-delà de toute frontière par un projet commun, des valeurs, des principes éthiques et des façons d’être et de faire : « Chez L’Oréal, Chilien ou Chinois, on est d’abord L’Oréalien. »

Continuité et réinvention

Le second trait culturel de l’entreprise, c’est un dialogue permanent, une dialectique constante entre continuité et réinvention. Nous observons ainsi, d’un côté, la fidélité à des valeurs et à une culture qui forment un ADN que L’Oréal a su conserver depuis l’origine et qui constituent sa colonne vertébrale, et, de l’autre, une grande capacité d’adaptation, de transformation, de réinvention, car le Groupe est toujours en alerte.

La continuité vient d’abord d’une base actionnariale solide et stable, qui donne au management de la visibilité sur le long terme. Comme le souligne Jean-Paul Agon : « Nous avons eu la chance d’être créé par un entrepreneur dont la famille est restée tout le temps au capital. La stabilité actionnariale permet continuité et permanence stratégique, clés du succès de l’entreprise. Avoir une vision stratégique de long terme, gérer le Groupe sur le long terme, réaliser des investissements à long terme. »

Ainsi, par exemple, dès les années 1980, bien avant les autres sociétés du secteur, le Groupe s’est doté d’équipes de R&D chargées de mettre au point des méthodes alternatives aux tests sur des animaux. Autre exemple, lors de la crise de 2008, au moment où tous ses concurrents suspendaient leurs investissements, L’Oréal a, au contraire, renforcé ses dépenses de recherche et investi davantage en moyens publipromotionnels.

Une autre caractéristique de L’Oréal est la stabilité de ses dirigeants, avec seulement six présidents et directeurs généraux en cent-quinze ans. Comme le note Jean-Paul Agon : « Ce rythme favorise la stabilité, mais autorise l’audace. »

Si la continuité est toujours essentielle, la réinvention est dans l’ADN du Groupe. Le “L’Oréal as usual” n’est pas envisageable. L’obsession pour la réinvention permanente prend sa source dans l’invention disruptive de son fondateur, Eugène Schueller, qui a mis au point la première teinture capillaire inoffensive pour les cheveux. Celle-ci est à l’origine de la création du Groupe.

Selon Jean-Paul Agon : « Nos valeurs sont les mêmes que celles d’il y a cinquante ans [la priorité absolue à l’humain ; l’importance donnée à la recherche, à la qualité et à l’innovation ; l’excellence en marketing], mais, sur la base de ces valeurs, nous réinventons complètement l’entreprise régulièrement. » Toujours selon Jean-Paul Agon : « L’Oréal a une incroyable capacité de se régénérer. Toutes les équipes participent réellement à cette régénération. »

C’est cette réinvention permanente qui a permis au Groupe de prendre le leadership de l’industrie de la beauté dans les années 1980. Au milieu des années 1970, L’Oréal figurait en quatrième position sur le marché cosmétique mondial, derrière Avon, Shiseido et Revlon. Quarante ans plus tard, Shiseido n’apparaît plus qu’au cinquième rang mondial, Avon au sixième et Revlon au vingt-neuvième. Ce classement mondial n’a cessé d’évoluer (aujourd’hui, L’Oréal est numéro un, Unilever numéro deux, Estée Lauder numéro trois et Procter & Gamble numéro quatre) et L’Oréal accroît son leadership année après année.

L’Oréal a su s’adapter, se transformer, se réinventer en permanence en s’attaquant à toutes les catégories de produits, tous les circuits de distribution et tous les pays.

Les ingrédients de la réinvention permanente

Nous pouvons identifier cinq grands ingrédients de notre réinvention permanente.

Le marché

Le premier ingrédient est le marché, sans cesse en mouvement et forçant à l’agilité, non seulement en raison de l’évolution du contexte socioéconomique général (crises économiques, évolution des classes moyennes et des classes plus aisées, vieillissement de la population…), mais aussi en raison du changement incessant des tendances de beauté, de consommation et de la distribution (hard discount, vente à domicile, magasins de marques, e-commerce, social commerce…), des ruptures technologiques et de l’évolution des médias (publicité en ligne, influenceurs, réseaux sociaux…). À ceci s’ajoute une concurrence qui n’a cessé de se diversifier (groupes de produits de grande consommation, groupes de luxe, indie brands…).

Je citerais deux exemples de réinvention. Le premier est celui de la Chine, où le digital est devenu, en seulement quelques années, un circuit de distribution majeur. Le Groupe y a modifié en profondeur sa stratégie de distribution, de communication et sa chaîne logistique. En cinq ans, la part du e-commerce est passée de 0 % à plus de 50 %. Le deuxième exemple est celui de la crise sanitaire du Covid-19. La plupart des magasins et des salons de coiffure ont fermé, et le travail à domicile et le port du masque ont fortement réduit l’utilisation de maquillage et de parfum. En quelques jours, le Groupe a réalloué ses ressources : il a boosté ses ventes en e-commerce et dans certaines catégories – notamment le soin de la peau –, investi massivement dans la publicité en ligne et lancé un plan de solidarité avec son écosystème (coiffeurs, fournisseurs…). Pour mener à bien toutes ces transformations, les réunions mensuelles du comité exécutif sont devenues hebdomadaires, les réunions trimestrielles des patrons de pays sont devenues mensuelles et un comité de crise s’est réuni tous les jours.

Une culture de la vigilance et de la remise en question

À propose de la culture de la vigilance chez L’Oréal, François Dalle parlait de « saine inquiétude » et il faisait « l’éloge de la frousse » : « La seule faute que nous ne devons pas commettre est de sous-estimer nos concurrents. Le plus grand ennemi des affaires qui marchent bien, c’est la routine. Nous n’avons pas le monopole de l’intelligence. Il faut apprendre à vivre dans l’insécurité, qui est motivante par le jeu qu’elle entraîne. Il faut que nous ayons la hantise de rester les meilleurs. »

Ce sens de l’alerte permanente a également été souligné par Jean-Paul Agon : « La complaisance est peut-être l’une des choses les plus terribles. Nous ne voulons pas la tolérer chez L’Oréal. C’est comme un sport de haut niveau. Si vous voulez gagner les Jeux olympiques, il faut s’entraîner tous les jours, il faut toujours “faire et refaire pour mieux faire” » – formule bien connue d’Eugène Schueller. Ceci pousse les L’Oréaliens à être toujours des pionniers dans leur industrie. L’un des aphorismes les plus connus de François Dalle est d’ailleurs : « Saisir ce qui commence ». En d’autres termes : « Se mettre dans le sens du vent, se laisser porter par la vague, saisir les opportunités. Tout L’Oréal s’est construit à partir d’une audace calculée. »

Cette culture de la vigilance se traduit par l’importance majeure donnée au terrain. Comme le soulignait Eugène Schueller : « C’est dans les endroits où se font, se vendent et se consomment les choses que naît le progrès. » Quand il est entré chez L’Oréal, Jean-Paul Agon a commencé par être sur la route pendant six mois, en tant que représentant de commerce. De même, lorsqu’il est devenu patron de la zone Asie, puis de l’Amérique du Nord, il a débuté, chaque fois, en parcourant ces pays pendant plusieurs mois pour bien les connaître et s’imprégner de leur culture ainsi que des habitudes de consommation.

Des leaders qui flairent les transformations et donnent l’impulsion

Le troisième ingrédient de la réinvention permanente est le flair et l’empathie dont ont fait preuve les leaders successifs. Selon Lindsay Owen-Jones, « la cosmétique est un métier qui repose sur la qualité de l’intuition, la sensibilité, la réactivité et la rapidité », ce sur quoi Jean-Paul Agon renchérit : « Si l’on me demandait quel est mon talent numéro un, je dirais l’intuition. »

Sur la base de leurs intuitions et forts de leur grande légitimité acquise sur le terrain, les dirigeants fixent le cap de l’entreprise. Comme en témoigne Jean-Paul Agon : « En plus de cent ans, tous les dirigeants ont été choisis dans l’entreprise. Nous avons tous commencé en bas de l’échelle. Tous, nous avons ensuite franchi les marches une à une, relevé des défis de plus en plus élevés, avant d’accéder aux plus hautes responsabilités. » La méritocratie donne une grande légitimité. Elle a aussi l’immense vertu de démontrer à chaque collaborateur qu’il peut aspirer, un jour, à prendre la tête de l’entreprise, ce qui impacte directement sa motivation et son engagement.

Un management qui pousse à l’entrepreneuriat et à la prise de risque

Dans cette entreprise, rien n’est figé. On fait davantage confiance aux hommes et à leur talent qu’aux process ; on croit davantage à la culture orale qu’aux règles écrites. Les équipes sont encouragées à prendre des risques et leur droit à l’erreur est reconnu. Selon la formule de François Dalle : « Les cadres doivent être des hommes de caractère, des lutteurs, des gagneurs. Il faut des hommes courageux, des parieurs, des risqueurs. »

Les dirigeants du Groupe poussent à l’entrepreneuriat, à la prise de risque et à l’audace. Jean-Paul Agon se définit comme un « manager entrepreneur » et conseille à tous ceux qui souhaitent rejoindre l’entreprise d’en faire autant : « Même si vous avez choisi d’être salarié et de travailler dans une grande entreprise, je pense que vous devez aussi agir comme un entrepreneur. Développez une vision, saisissez les opportunités et ne craignez pas l’inconnu. Prenez des risques. Il vaut mieux avoir essayé et échoué que regretter de n’avoir jamais essayé. »

Enfin, il y a un encouragement à promouvoir un certain désordre afin d’échapper à la tendance naturelle au conservatisme, ce que Jean-Paul Agon revendique : « L’Oréal est un chaos organisé. » Il s’inscrit, en cela, dans la pensée de François Dalle : « C’est en fait dans une espèce de mouvement brownien qu’il faut entraîner toute l’entreprise. Je n’ai jamais hésité à bousculer les structures afin d’organiser le désordre, car une certaine dose de désordre est indispensable à la création. » Promouvoir la créativité et l’esprit d’entreprise doit aller de pair avec la liberté, qui s’accompagne évidemment d’un peu de chaos. Nous l’appelons la liberté dans un cadre, et ce cadre évolue au fur et à mesure que nous avançons et que nous apprenons. Nous croyons aux structures “organiques” au sein des équipes et non à un modèle imposé ou à une voie à suivre pour chaque type d’emploi. Nous croyons profondément à la nécessité de laisser les gens exprimer leur personnalité.

Un groupe opérationnellement décentralisé

L’Oréal est un groupe stratégiquement centralisé, mais opérationnellement décentralisé, ce qui lui donne de l’agilité, de la flexibilité et une capacité à réallouer très rapidement les ressources. François Dalle confiait « avoir toujours veillé à ce que l’esprit de bivouac, celui de la route ou de l’atelier, l’emporte sur l’esprit d’état-major, celui des bureaux ». De même, pour Jean-Paul Agon : « L’Oréal, ce n’est pas une énorme machine ou un énorme paquebot. C’est une flottille de plein de petits bateaux qui sont nos marques, nos divisions, nos filiales, où chaque capitaine de bateau est un patron d’affaires. En fait, chez nous, on a des centaines de start-up. Elles sont, bien sûr, encadrées, et la flottille avance dans une direction homogène, mais le sens d’ownership, le sens de se sentir chez soi, est très fort. » L’intelligence est sur le terrain. Les équipes locales disposent d’un important niveau de responsabilité, d’autonomie et de liberté, avec pour mission de repérer les tendances, de parfaitement connaître leurs consommateurs, d’adapter les produits et la stratégie, et de réussir par rapport à leur marché et à leurs concurrents. Cette constellation de start-up donne une grande agilité au Groupe.

Les révolutions des quinze dernières années

Je vais maintenant retracer quelques-unes des grandes révolutions de l’entreprise que j’ai pu observer au cours des quinze dernières années, et montrer comment L’Oréal s’est mobilisé à partir de “cris de ralliement”.

La feuille de route de Jean-Paul Agon

En avril 2006, Jean-Paul Agon succède à Lindsay Owen-Jones, l’homme qui, pendant vingt-cinq ans, avait assuré à L’Oréal une croissance à deux chiffres des résultats. Outre le défi de réussir sur le plan économique, Jean-Paul Agon se fixe une feuille de route comprenant plusieurs nouvelles dimensions à apporter à l’entreprise : plus grande ouverture sur l’extérieur, notamment par l’open innovation ; focus sur le développement durable, l’éthique, la diversité ; évolution des modes de management… Il y est encouragé par Lindsay Owen-Jones lui-même : « La continuité n’exclut en aucune façon la capacité à se renouveler, à briser certains tabous de notre métier, à ouvrir des voies nouvelles. »

Un contexte difficile

À peine deux ans après sa prise de fonction, Jean-Paul Agon doit faire face à la crise de 2008. Il a alors déjà dû affronter trois grandes crises au cours de sa carrière : il a pris la tête de L’Oréal Allemagne à la fin de la période de réunification, alors que la croissance économique était ralentie ; il s’est vu confier la direction de la zone Asie en 1997, en pleine crise économique de la région ; enfin, il a pris la direction de la zone Amérique du Nord quelques jours avant les attentats du World Trade Center.

À la crise de 2008 s’ajoutent des bouleversements importants pour le Groupe, avec l’accélération phénoménale des métamorphoses d’un monde devenu VUCA (volatile, uncertain, complex, ambiguous). Entre 2006 et 2021, les transformations de notre environnement s’accélèrent fortement, avec la montée des attentes vis-à-vis des entreprises en matière de développement durable, la fragmentation du monde et un changement profond de la mondialisation, la digitalisation, l’évolution des habitudes de travail, puis avec la crise du Covid-19.

Une éternelle jeunesse

À cette époque, les entreprises doivent faire face à trois révolutions simultanées des individus : révolution en tant que consommateurs qui, grâce au digital et à la tech, sont devenus encore davantage l’alpha et l’omega ; révolution en tant que citoyens, qui attendent des entreprises qu’elles se comportent de manière exemplaire en matière de responsabilités environnementale, sociale et sociétale ; révolution en tant que collaborateurs, qui ont de nouvelles attentes vis-à-vis de l’entreprise – plus de sens et de possibilités d’épanouissement, nouveaux types de management. Tout est donc remis en question : la manière de faire du business, les circuits de distribution, la responsabilité de l’entreprise et les modes de travail.

Pour Jean-Paul Agon, le défi est clair : « Si j’ai une obsession, c’est d’essayer d’adapter L’Oréal à l’évolution du monde, à l’évolution des consommateurs, afin d’être en permanence à la pointe du progrès […], et de faire en sorte que cette entreprise plus que centenaire soit plus jeune que jamais. » Pour y parvenir, il faut que L’Oréal soit « un leader avec l’état d’esprit d’un challenger » et « une grande entreprise avec l’état d’esprit d’une start-up ».

Premier cri de ralliement : 1 milliard de consommateurs supplémentaires

Lorsque Jean-Paul Agon prend la tête de L’Oréal en 2006, le Groupe réalise encore 43 % de son chiffre d’affaires en Europe et 23 % aux États-Unis, alors que certains de nos concurrents sont déjà davantage présents sur les marchés émergents.

Pour accélérer la mondialisation, il lance un premier cri de ralliement afin de mobiliser l’entreprise. Il fixe le défi « d’aller chercher et fidéliser dans les nouveaux marchés 1 milliard de nouveaux consommateurs dans les dix années qui viennent, et de doubler ainsi le nombre de femmes et d’hommes clients de nos marques ». L’élargissement de la cible de consommateurs est un changement stratégique fondamental, puisque le Groupe a jusqu’alors construit sa croissance sur une stratégie de pénétration intensive auprès d’un nombre limité de consommateurs.

C’est typiquement ce qu’il appelle une prophétie autoréalisatrice, car ce cri de ralliement est poussé sans que Jean-Paul Agon ait une idée particulièrement précise de la manière dont cet objectif sera réalisé. C’est ensuite toute l’organisation qui se met en action pour l’atteindre.

Deuxième cri de ralliement : l’universalisation

La conquête du milliard de nouveaux consommateurs implique un changement profond de leurs profils et de leurs attentes. En effet, ils vont progressivement devenir majoritairement chinois, indiens, brésiliens, indonésiens...

En parallèle, Jean-Paul Agon perçoit que la mondialisation n’entraîne absolument pas l’uniformatisation du monde que certains prédisent. C’est particulièrement vrai dans la cosmétique, qui exige de s’adapter aux différentes cultures et aux différents besoins et habitudes de consommation. Nous renonçons alors définitivement à développer des produits destinés à un consommateur global qui, en réalité, n’existe pas.

Ceci entraîne un deuxième cri de ralliement, celui de l’universalisation, définie par Jean-Paul Agon comme « la mondialisation dans le respect des différences de culture, de traditions, d’aspirations dans chaque région du monde ». Ce concept est quelque peu elliptique pour l’ensemble du Groupe, d’autant plus qu’il s’agit de donner un sens totalement nouveau à un mot déjà existant.

Ce concept se révèle néanmoins très mobilisateur. Il permet de faire comprendre à chacun dans l’entreprise qu’il a un rôle à jouer et d’embarquer toutes les équipes : pays, marketing, recherche…

L’Oréal se retrouve rapidement dans le « chaos organisé » que préconisait déjà François Dalle à son époque. Au début, le Groupe lâche la bride, puis chacun comprend son rôle dans cette révolution de l’universalisation.

Troisième cri de ralliement : 2010, année du digital

Quelques années après son arrivée à la tête de L’Oréal, Jean-Paul Agon a une intuition  : « J’ai senti que le digital serait un tsunami qui renverserait tout. Je n’aurais même pas pu expliquer pourquoi c’est devenu une telle conviction chez moi. » Pour lui, « le digital, ce n’est pas la cerise sur le gâteau. C’est le gâteau ».

Il décide alors de faire de L’Oréal une digital-first company : « J’ai déclaré 2010 année du digital chez L’Oréal, sans vraiment savoir exactement de quoi il s’agissait, mais pour mobiliser tout le monde, comme on sonnait le tocsin dans les châteaux forts au Moyen Âge. J’ai partagé ma conviction avec tous les collaborateurs, tous les dirigeants, et tout le monde s’est mis au digital avec la foi du charbonnier et, il faut bien le dire, dans une certaine anarchie. Cela a été un chaos absolu. Tout le monde partait dans tous les sens, mais l’élan était donné et le virage était pris. »

Entre 2010 et 2014, un millier de personnes sont recrutées pour opérer cette transformation digitale, et l’on assiste alors à un foisonnement d’initiatives en mode Test & Learn dans toutes les marques, toutes les divisions et tous les pays. En 2014, une Chief Digital Officer est nommée. Elle devient la chef d’orchestre de la transformation digitale et aligne toute l’entreprise sur une stratégie et des objectifs communs. La même démarche sera ensuite adoptée en 2018, déclarée année de la Beauty Tech.

Les points communs aux révolutions de la mondialisation et du digital

Jean-Paul Agon a analysé, rétrospectivement, les raisons du succès de ce cri de ralliement, qui a permis de faire de L’Oréal l’entreprise la plus avancée de son secteur dans le digital : « Premièrement, dès le début, nous avons présenté le digital comme une magnifique opportunité qu’il fallait être les premiers à saisir, et non pas, comme beaucoup d’entreprises, comme une menace, un danger dont il fallait se protéger. Deuxièmement, nous avons complètement démocratisé le digital depuis le début. La démarche a été généralisée à tous les niveaux de l’entreprise, donc tout le monde se l’est appropriée. Ce n’était pas du top down, mais du bottom up. Pas d’instructions qui partaient d’en haut, mais une espèce de crowd movement. C’était une révolution qui partait d’en bas. »

Cette analyse vaut aussi pour l’universalisation du Groupe, rendue possible par le mode de gouvernance de l’entreprise et une très forte décentralisation au profit des équipes locales, le tout accéléré par le digital.

L’enjeu fondamental était de changer profondément le mode de gouvernance de l’entreprise, pour avoir un groupe « centralisé stratégiquement et décentralisé opérationnellement ». Jean-Paul Agon était convaincu qu’il fallait donner tous les moyens aux équipes locales, qui sont les plus proches des consommateurs.

Il pensait que les talents sur le terrain sont essentiels pour l’exécution, mais aussi que la proximité des équipes garantit la pertinence pour nos consommateurs dans chaque pays. Les équipes locales sont les mieux placées pour comprendre leurs désirs et pleinement habilitées à déployer des ressources en conséquence, avec une grande réactivité et flexibilité, comme de véritables entrepreneurs. Ce mode de gouvernance combine cohérence mondiale et pertinence locale. Cette organisation a apporté agilité et excellence sur le terrain, chaque pays, chaque entité, ou encore chaque équipe inventant sa propre voie dans une approche bottom up.

Quatrième cri de ralliement : la double excellence

Dès le début de son mandat, Jean-Paul Agon affiche son ambition pour le Groupe, à savoir faire de « la double excellence – performance économique et exemplarité environnementale, sociale et sociétale – la colonne vertébrale de la stratégie de L’Oréal ». Cette décision repose sur la conviction que les entreprises doivent jouer un rôle fondamental en matière de transition écologique, assumer leurs responsabilités et viser l’exemplarité, et que les performances économiques, environnementales, sociales et sociétales se renforcent mutuellement.

Pour cette nouvelle révolution, Jean-Paul Agon procède de façon un peu différente que pour les précédentes. En 2006, il nomme un directeur mondial de la diversité, en 2007, un directeur général de l’éthique et, en 2008, une nouvelle directrice du développement durable. Ces trois personnes, qu’il appellera plus tard des corporate activists, lui sont directement rattachées, ce qui leur donne la légitimité et l’autorité pour agir. Être activiste chez L’Oréal, c’est porter partout la bonne parole. Il faut de plus convaincre, emmener les collaborateurs et être un poil à gratter, un empêcheur de tourner en rond.

Au fil des ans, des programmes de plus en plus ambitieux sont définis, parmi lesquels les programmes Sharing Beauty With All, en 2013, puis L’Oréal for the future en 2020. Dans le bilan que dresse Jean-Paul Agon de ces actions, il souligne à nouveau la part très large laissée à l’initiative de chacun : « Lorsque nous avons lancé le programme Sharing Beauty With All avec des objectifs très ambitieux pour 2020, nous ne savions pas nécessairement comment nous allions les atteindre. Cela a obligé toutes les équipes à faire preuve d’audace, de créativité et d’innovation. » Une fois de plus, c’est un exemple de prophétie autoréalisatrice.

Cinquième cri de ralliement : le programme managérial Simplicity

Simplicity a pour objectif de transformer notre culture managériale et d’en aligner certains aspects aux aspirations nouvelles en matière de rapport au travail, afin de maintenir l’attractivité du Groupe, en particulier auprès des jeunes générations. Il vise à insuffler un nouvel état d’esprit dans l’entreprise, à développer le collectif, la coopération et la collaboration, ainsi qu’à favoriser un management basé sur la confiance et la responsabilisation.

Quelques gestes symboliques marquent les esprits et contribuent à rallier l’ensemble des collaborateurs du Groupe.

Nous avions alors une forme de culture basée sur la confrontation des idées et des projets, héritée de François Dalle, et une salle dédiée, appelée salle de confrontation. Cette méthode de travail était clivante dans certains pays où nous étions en train de nous développer, notamment asiatiques, ainsi que pour les jeunes générations. Nous avons donc fait évoluer cet aspect de notre culture et, symboliquement, supprimé la fameuse salle de confrontation.

Lors de l’annonce du programme Simplicity, Jean-Paul Agon a commencé par faire son mea culpa devant le top management de l’entreprise : « Moi le premier, je n’ai pas toujours fait ce qu’il fallait. Aujourd’hui, nous devons changer complètement de comportement. »

Cri de ralliement, prophétie autoréalisatrice, concept elliptique, geste symbolique... Ainsi, dans une sorte de chaos organisé, les L’Oréaliens s’approprient le changement, se mettent en mouvement et fabriquent collectivement la réponse du Groupe.

Embarquer tout le monde

Je conclurai par une dernière citation de Jean-Paul Agon : « Les collaborateurs de L’Oréal aiment l’aventure. Ils sont toujours prêts à sortir de leur zone de confort. Ils aiment les grandes missions, les grandes transformations, et ils font confiance, parce que finalement, L’Oréal s’est créé et développé depuis cent ans par de grandes transformations successives qui, à chaque fois, ont été réussies parce que tout le monde était embarqué. Par définition, il y a toujours un peu de gens qui doutent, mais ils sont très minoritaires. Et quand la grande majorité y croit, ça les enthousiasme, c’est une nouvelle aventure. »

Débat

Joindre le geste à la parole

David Arnéra : Je suis directeur en charge de la transformation du leadership et de la culture du groupe L’Oréal, et je voudrais apporter une petite précision par rapport à la notion de cri de ralliement. Il est certain que Jean-Paul Agon a le goût de la formule, mais, au-delà de cette dimension marketing, il sait aussi joindre le geste à la parole, et c’est ce qui donne toute leur force à ces cris de ralliement.

Quand il parle d’universalisation, par exemple, c’est à partir de sa propre expérience en Chine ou aux États-Unis. Quand il lance l’année du digital, il commence par consacrer cinq demi-journées à rencontrer tous les grands patrons de la tech, pour qu’ils lui expliquent ce qui est en train de changer, et il en tire le concept de Beauty Tech. Quand il promeut le développement durable, c’est parce que ses propres enfants, qui sont très engagés dans ce domaine, lui ont fait toucher du doigt ce qu’est le nouveau monde qui arrive.

De ce point de vue, on pourrait qualifier L’Oréal d’entreprise existentialiste, au sens où, dans cette entreprise, « on est ce que l’on fait ». Il n’y a pas de disjonction entre la parole et l’acte.

Les cris de ralliement sont-ils localisés ?

Un intervenant : Sachant que vous avez parlé de décentralisation, essayez-vous de “localiser” les cris de ralliement ?

Rémy Simon : Non, les cris de ralliement concernent toujours l’ensemble du Groupe. Ils sont ensuite relayés et mis en œuvre par chaque patron de pays.

Int. : Avez-vous observé que cette démarche fonctionne mieux dans certaines cultures que dans d’autres ?

R. S. : Dans certains pays, l’effet est plus rapide qu’ailleurs. Par exemple, l’accélération de la transformation digitale est clairement partie de Chine. Notre filiale chinoise s’est digitalisée en un temps record et nos équipes chinoises ont beaucoup appris au reste du Groupe.

Combien de temps dure un cri de ralliement ?

Int. : Comment faire vivre un cri de ralliement dans la durée ?

Int. : J’ai entendu dire que, pendant plusieurs années, les réunions de Jean-Paul Agon avec des dirigeants commençaient systématiquement par la question : « Alors, qu’avez-vous fait dans le domaine du digital depuis notre dernière rencontre ? » Cela doit être une façon assez efficace de motiver les troupes…

R. S. : Il est certain qu’il avait de la suite dans les idées… Cela dit, ces échanges étaient très intéressants, car, jusqu’à ce que la digitalisation soit coordonnée par une Chief Digital Officer, chacun la concevait un peu à sa manière et pouvait apporter des réponses différentes.

Quant à savoir combien de temps il faut faire vivre un cri de ralliement, il n’y a pas de raison de le prolonger une fois que des résultats satisfaisants ont été obtenus. En ce qui concerne le digital, par exemple, il représente désormais 27 % du chiffre d’affaires de L’Oréal.

Int. : Pour faire durer un cri de ralliement, on recourt aussi à un peu de marketing interne. Pour le programme Simplicity, par exemple, non seulement les huit principes ont été affichés partout (« Teams are the new heroes », « Cooperation is the new confrontation », « Test & Learn is the new perfection », « Consumer satisfaction is the new product performance », etc.), mais des formes d’humour ou des gimmicks se sont instaurés, comme le fait de dire à un manager, avec le sourire : « Oh, ton comportement, là, il n’est pas très Simplicity. » La culture orale est très forte chez L’Oréal et, peu à peu, cette petite musique imprègne tous les comportements.

Foisonnement d’initiatives et recadrage

Int. : Le moment où, après la période de foisonnement, on recadre les initiatives n’est-il pas un peu délicat à gérer ?

R. S. : La Chief Digital Officer qui a été nommée pour reprendre la main sur les initiatives digitales venait de l’extérieur et a réussi à s’imposer très rapidement. Son arrivée a mis un terme au foisonnement d’initiatives qui partaient dans tous les sens et, d’une certaine façon, c’était un soulagement pour tout le monde !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT

Rémy SIMON