L'universel et le singulier

Saviez-vous pourquoi, au rugby, il est interdit de faire des passes en avant ? Dans les pages qui suivent, on apprend, de la bouche de Didier Retière, directeur technique national de la Fédération française de rugby, que cela pousse chaque équipe à se heurter physiquement à l’autre pendant tout le match. Les connaisseurs ajoutent qu’il y a une beauté formelle dans les descentes collectives et les mêlées qui font le charme du spectacle.

Et pourtant, Didier Retière réplique qu’il a obtenu un rang mondial en se préoccupant de chaque joueur individuellement, car le jeu de chacun est le reflet de ses singularités et que chaque culture nationale se révèle dans le style de chaque joueur. Autrement dit, l’efficacité du collectif dépend de l’excellence singulière de ses composants.

L’article suivant donne à connaître l’association each One, qui s’est donné comme vocation de trouver une situation à des réfugiés, quels que soient leur pays d’origine, leur éducation et leur statut social. C’est dire la vertigineuse variété des cas auxquels ils tendent la main. Ils n’emploient pas moins de trois bénévoles, élèves et anciens de grandes écoles, pour entrer en proximité active avec chacune des personnes prises en charge, avec un nombre de succès impressionnant.

Quoi de plus singulier que les idées que chacun se fait de ses parents les plus proches ? L’entreprise Ragni, fabricant d’éclairages publics, est présentée ci-après par son dirigeant comme dirigée et gérée, à tous les niveaux et dans toutes ses branches, par des frères et sœurs, ses ascendants et descendants, placés là où leur profil particulier sera jugé le plus à sa place. L’entreprise est prospère, et on ne saurait s’en étonner : il est bien connu que les affaires de famille font des choix avisés, car elles ont un regard sur l’avenir qui n’est jamais fébrile.

Dans les deux autres articles de ce Journal, sur la formation de personnes éloignées de l’emploi à l’informatique et le développement d’une université d’entreprise commune à plusieurs ETI, la préoccupation des singularités apparaît dans l’extrême prudence avec laquelle le noyau dur du groupe accueille de nouveaux participants.

Cette attention croissante apportée aux singularités locales s’explique par l’accélération de la vie des affaires, qui conduit à confier toujours plus de responsabilités aux acteurs les plus proches du terrain, en mesure de réagir vite. Le mot lui-même de management, proche des mots ménager ou aménager, évoque le respect de chacun, par contraste avec le mot de gestion, qui évoque une logique anonyme.

Un professeur américain de neurosciences, Antonio R. Damasio, dans ses ouvrages L’Erreur de Descartes (Odile Jacob, 1970) et L’Ordre étrange des choses (Odile Jacob, 2010), vient apporter une caution de poids à cette importance croissante des singularités locales au détriment des vérités universelles. Au contraire du Discours de la Méthode, qui prône une conduite de la pensée qui ne s’appuie que sur des vérités universelles et démontrées, il montre que la pensé de chaque individu est gouvernée, en plus de la raison, par des phénomènes situés au plus profond des circuits cervicaux, voire dans le reste du corps, nourris par des messages électriques et chimiques. Non seulement ces impulsions sont uniques pour chacun, mais elles sont en évolution constante.

Dans mon article « Un bilan des Lumières » ( Revue de l’électricité et de l’électronique, 2016-2), j’expliquais que les élites européennes, à l’exemple de Descartes, voulaient tourner le dos aux violences confessionnelles de la Renaissance et ne plus régler leurs décisions que sur des logiques universelles. On en trouve des restes importants dans la vogue actuelle de l’intelligence artificielle, mais s’impose peu à peu l’idée que les rapports humains doivent tenir le plus grand compte de la singularité des caractères et des dialogues.