Exposé d’Éric Scotto

Au cours de ma carrière, j’ai eu l’occasion de prendre part à deux révolutions, celles d’Internet et des énergies renouvelables. Elles m’ont convaincu que les limites du possible pouvaient être repoussées toujours plus loin.

Après des études d’histoire à la Sorbonne, je suis parti aux États-Unis, n’ayant pu résister à une proposition de bourse de l’université de Cornell. De retour en France, la perspective de devenir enseignant ne me séduisant guère, je me suis lancé à corps perdu dans l’entrepreneuriat. J’ai rejoint en 1991 une start-up anglaise qui se lançait dans ce que l’on appelle aujourd’hui Internet. Pendant dix ans, j’ai vécu cette période extraordinaire durant laquelle sont apparues des possibilités inédites d’échanges d’informations, entraînant un vaste mouvement de mondialisation.

J’ai quitté cet univers en 2001, ayant besoin d’un rythme de vie moins trépidant. Les quelques vacances que je me suis accordées furent l’occasion de découvrir un livre extraordinaire qui me fit l’effet d’un détonateur, Éco-économie – Une autre croissance est possible, écologique et durable de Lester Brown. L’auteur y préfigure un capitalisme qui serait au service de ce que l’homme a de plus essentiel : une alimentation saine, une eau potable, un air pur, des énergies propres, des réserves halieutiques protégées… En mettant l’ensemble des ressources capitalistes au service de cette nouvelle économie, affirme Lester Brown, peut-être avons-nous une chance de changer le monde. C’est d’ailleurs pour prouver que cette perspective n’était en rien utopique que, quelques années plus tard, la Fondation Akuo a été associée à la production du film Demain de Mélanie Laurent et Cyril Dion, mettant à l’honneur des initiatives qui, au travers de la planète, apportaient leur pierre à ce nouvel édifice. L’engouement suscité par ce projet dès ses prémisses traduisait une attente profonde et un désir de mobilisation. Tandis que nous espérions lever 200 000 euros en deux mois pour lancer ce projet sans avoir à solliciter d’avance sur recettes, et préserver ainsi notre indépendance, il n’a fallu que deux jours pour collecter cette somme via une plateforme de financement participatif. Au final, 12 000 personnes ont investi 440 000 euros. Le souffle est donc bien là ; charge à nous de le concrétiser.

Une stratégie d’indépendance

J’ai créé en 2003 ma première société de production d’électricité éolienne, Perfect Wind. En France venait d’être édictée une loi imposant aux énergéticiens d’accorder une priorité d’achat aux sources renouvelables. Il était ambitieux de monter une entreprise dans ce domaine à l’époque – le marché français de l’éolien n’atteignait que 112 mégawatts – surtout lorsqu’on n’était pas ingénieur. Aucune banque n’entendait soutenir mon projet. General Electric m’avait pourtant confié la finalisation de deux projets qu’il venait de racheter à Enron Wind. À force de détermination, j’ai trouvé au Canada des interlocuteurs plus attentifs, qui ont convaincu la BNP de m’aider. C’est ainsi qu’en 2004, nous avons construit la plus grande ferme éolienne de France. Avec 57 mégawatts, nous représentions un tiers du marché et commencions enfin à être considérés comme des acteurs sérieux.

Venant d’Internet, j’avais eu la chance de comprendre que le rythme des cycles industriels s’était définitivement emballé. L’information circulant désormais à grande vitesse, les innovations devaient être développées rapidement, avant d’être reprises par des concurrents. Mais quelle voie devions-nous choisir, alors que nous ignorions quelle serait la stratégie de transition énergétique de la France, partant d’un mix presque exclusivement tourné vers le nucléaire ? Nous avions conscience que la partie serait rude et qu’il faudrait agir promptement. Sachant qu’il fallait six à sept ans pour développer et mettre en service une installation éolienne, nous ne pouvions espérer prendre de l’avance sur les grands énergéticiens comme Suez, EDF et Gaz de France. Ils auraient le temps de nous rattraper en déployant des moyens sans commune mesure avec les nôtres.

Pour contourner cette difficulté, avec mon associé Patrice Lucas, nous avons misé sur une double stratégie : d’une part, un développement territorial animé par des équipes implantées dans le tissu local et, d’autre part, des acquisitions auprès d’acteurs ayant conçu des projets sans avoir eu les moyens de les construire ni de les exploiter. Ce choix s’est avéré gagnant. En à peine trois ans, Perfect Wind a constitué un portefeuille de 600 mégawatts, dont la moitié étaient issus d’installations construites par ses soins. Il devenait le deuxième acteur de l’éolien en France. Nous étions cependant conscients de ne pas être les bienvenus sur le marché hexagonal et qu’il était nécessaire de nous développer à l’étranger. Avec nos faibles moyens – une équipe de cinq personnes –, nous nous sommes ainsi implantés en Turquie et en Pologne.

Fin 2005, tous les énergéticiens ont enfin compris qu’ils devaient pénétrer ce marché. Alors que Gaz de France et Suez se partageaient le leadership d’une future société d’énergies renouvelables, Perfect Wind était sollicitée par EDF, Enel et des compagnies américaines. Pour avoir échappé à l’éclatement de la bulle Internet (j’ai revendu la dernière de mes sociétés dans ce domaine en mars 2000, un mois avant la dégringolade), je savais qu’il fallait porter une oreille attentive aux propositions même indécentes : elles sont le signe avant-coureur d’un mouvement de fond. En l’occurrence, elles témoignaient du désir des énergéticiens de rattraper leur retard dans le renouvelable. Naturellement, il est plus facile pour un grand groupe d’acquérir une installation existante de 600 mégawatts que de la créer de but en blanc.

Inutile de préciser que notre petite société ne pouvait entrer en Bourse pour lever des capitaux. Nous ne souhaitions pas non plus devenir minoritaires face à un fonds d’investissement, mais étions résolus à préserver notre indépendance. Celle-ci n’était pas négociable si nous voulions défendre nos valeurs et participer d’une révolution du modèle énergétique. Aussi avons-nous décidé, en 2006, d’accepter de vendre notre entité française au leader mondial de l’éolien de l’époque, l’espagnol Iberdrola, pour avoir les moyens de lancer une nouvelle aventure.

La vente de Perfect Wind France nous a permis de fonder Akuo Energy en 2007. Deux nouveaux associés issus de grands groupes et rompus à la gestion d’entités de grande taille nous ont rejoints. Ce faisant, nous procédions à une indispensable diversification, afin de tirer parti de tout le spectre des ressources renouvelables, à commencer par le solaire.

Autre clé de succès de notre stratégie, nous nous sommes d’emblée orientés vers l’international. Dans des marchés réglementés et émergents, ayant un degré de conscience variable de l’importance qu’occupera le renouvelable dans leur mix énergétique, il n’est pas envisageable de se concentrer sur un seul pays. Tous les acteurs ayant misé sur une localisation et une technologie uniques ont d’ailleurs périclité. Nous sommes donc partis à l’assaut de la planète, avec l’ambition de contribuer à l’émergence d’un nouveau système énergétique durable et décentralisé. Aujourd’hui, nous avons pour métier de développer, financer, construire et exploiter des centrales énergétiques d’origine renouvelable.

Dix ans après sa création, Akuo Energy est présente dans une trentaine de pays, sur tous les continents. Nous atteindrons 1 gigawatt en exploitation dès cette année et nous apprêtons à construire des installations à hauteur de 3,5 gigawatts supplémentaires dans les cinq ans à venir.

À chaque territoire sa solution

Notre stratégie est indissociable des logiques intimes des territoires dans lesquels nous intervenons.

Quand agriculture et énergie se confondent

À la faveur d’une rencontre, nous nous sommes intéressés aux possibilités qui se présentaient à La Réunion. Comment nourrir près d’un million d’habitants sur un petit territoire essentiellement occupé par un volcan et comptant très peu de terres agricoles ? Nous sommes arrivés sur l’île en 2007, certes un peu tard, après EDF et d’autres acteurs du solaire. Notre chance était toutefois de venir de l’éolien, activité qui oblige à travailler sur l’acceptation des équipements par les riverains. Nous possédions ce savoir-faire et avons eu d’emblée à le mettre en œuvre. En effet, les deux permis de construire que nous avions sollicités nous ont été retirés par le préfet, aussitôt après nous avoir été accordés. Un mécontentement grondait au sein du monde agricole face à nos installations solaires consommatrices d’espace. Fort heureusement, nous avons traité avec une administration intelligente, qui a accepté de nous exposer ses contraintes et les ressorts de la grogne sociale qui était en train de naître. Nous avons revu notre copie pour proposer notre solution dite de “première génération”, Agrinergie.

La Réunion se caractérisait par une quasi monoculture de canne à sucre et une pression foncière liée à la croissance démographique. Le prix des terres flambait, et de nombreux jeunes agriculteurs réunionnais étaient dans l’impossibilité de s’installer et d’exercer leur métier. Si nous avions accaparé de l’espace pour produire de l’énergie, nous n’aurions qu’aggravé la problématique locale.

Tenants d’une stratégie décentralisée, nous prenions conscience que notre présence locale nous investissait d’une responsabilité dépassant la production énergétique. Plus largement, nous devions travailler à l’équilibre et à l’harmonie d’un écosystème en gestation. Nous avons alors imaginé louer des parcelles, en offrant à des cultivateurs la jouissance de la moitié de leur superficie. Nous inventions, ce faisant, un nouveau modèle économique. Des arbitrages s’imposaient. Plutôt que d’opter pour une maximisation de la production, comme EDF avec sa ferme de Sainte-Rose, nous avons fait un choix d’actionnaire : nous réduisions notre rentabilité à court terme, mais nous nous engagions à jouer un rôle sur le territoire pour les cinquante, soixante-dix, voire cent prochaines années. Nous visions un bénéfice de long terme, celui d’une présence pérenne de l’entreprise. Cette logique était d’autant plus facile à défendre que nous étions indépendants financièrement.

Le président de la République Nicolas Sarkozy a inauguré notre installation de Pierrefonds en 2010 – tout en annonçant, deux semaines plus tard, un moratoire sur les énergies renouvelables et le solaire…

Cette solution de première génération fut un succès. Elle présentait néanmoins l’inconvénient de toujours consommer 50 % des parcelles agricoles. Grâce à notre ancrage local, nous connaissions les ravages causés par les tempêtes tropicales et les cyclones toujours plus fréquents, détruisant régulièrement 90 % de la production agricole de l’île. En étudiant avec les agriculteurs les moyens de s’en prémunir, nous avons mis au point la deuxième génération d’Agrinergie. Elle continuait certes d’occuper des parcelles, mais cette fois en tant que couverture de serres anticycloniques mises à disposition de maraîchers et d’horticulteurs. Une telle solution contribuait à la sécurité alimentaire de l’île, tout en offrant aux agriculteurs des infrastructures qu’ils n’avaient pas les moyens de financer seuls. Là encore, nous déployions une vision à long terme de notre activité, sachant que nous avions des contrats d’achat de vingt ans. Nous avons pu convaincre les banques de l’opportunité d’un léger surcroît d’investissement lié aux serres, que nous saurions rembourser en seize ou dix-sept ans, le tout apportant un bénéfice au territoire. À la suite du cyclone Bejisa de décembre 2013, nous n’avons pas eu le moindre dégât à déclarer aux assurances, alors que 80 % des cultures de l’île étaient dévastées.

Lorsqu’on est inscrit au cœur d’un territoire et reconnu comme un acteur crédible, l’imagination n’a plus de limite. Nos équipes locales se sont par exemple tournées vers la pisciculture réunionnaise, dont les bassins occupaient un espace considérable. Pourquoi ne pas les recouvrir de panneaux solaires, qui assureraient de surcroît une protection contre les cyclones ? Avantage inattendu, cette couverture a fait baisser de trois degrés l’eau des bassins et a constitué une protection contre les prédateurs d’alevins, induisant des conditions d’élevage plus favorables. La production de poisson s’est ainsi accrue de 30 %. Il faut être intimement lié au contexte local pour inventer des solutions de ce type.

Les fermes Akuo, un bénéfice énergétique et social

Une entreprise a besoin que son territoire se porte bien sur le plan économique, certes, mais aussi social. Dans notre guerre permanente contre les espaces perdus, nous nous sommes penchés sur le no man’s land qui jouxtait le centre pénitentiaire de Saint-Denis de La Réunion. La place était toute trouvée pour une centrale photovoltaïque. Cet espace étant géré par France Domaine1, l’installation a fait l’objet d’un appel d’offres. Si nous avons été retenus parmi vingt-sept pétitionnaires, c’est probablement parce qu’au-delà de l’aspect énergétique, nous en faisions un projet de réinsertion et d’intégration sociale, le tout grâce à une technologie qui constituait une première mondiale.

À l’époque, les énergies renouvelables étaient en plein essor à La Réunion. Elles représentaient 30 % de l’électricité injectée dans le réseau. La gestion de ce dernier s’en trouvait complexifiée pour EDF Systèmes énergétiques insulaires (SEI), qui subissait en corollaire une baisse de sa production. Aussi avons-nous proposé une solution conciliant solaire et stockage. Nous avons conçu l’une des plus grandes centrales de ce type au monde, atteignant 9 mégawatts en production et 9 mégawattheures de stockage. En gagnant cet appel d’offres, il y a six ans, nous remportions au total 29 mégawattheures, dont 11 en Corse et 18 à La Réunion. Le président du géant coréen LG s’est déplacé deux fois à Paris pour me rencontrer, afin de s’assurer qu’il ferait partie de l’aventure ! Nous devenions en effet son deuxième client mondial après General Motors.

Ce projet a été inauguré en 2016 par le premier ministre Manuel Valls et le président de la région Réunion Didier Robert. Il a été l’occasion de créer des filières de réinsertion pour les détenus en les formant, dans la ferme Akuo attenante à la prison, à des métiers d’avenir ayant trait au solaire, à l’agriculture biologique sous serres anticycloniques ou à la permaculture. Sodexo, qui assure la restauration du centre pénitentiaire, achète les légumes produits sur place – circuit court par excellence. L’expérience peut paraître anecdotique, mais son succès démontre qu’il est possible de repenser l’écosystème local, à condition d’être à l’écoute du terrain.

Des déclinaisons à l’infini

Des agriculteurs de Nouvelle-Calédonie nous ont sollicités pour les aider à développer des installations comparables à celles de La Réunion. Nous nous y sommes implantés sous la forme d’une joint-venture avec le distributeur local Enercal. L’Indonésie, également séduite par cette solution, nous a demandé de la déployer dans son archipel. Nous sommes aujourd’hui parmi les leaders sur son marché. Nous transposons donc le modèle réunionnais sur une multitude d’îles de la planète.

En métropole, nous déclinons notre logique de territoire dans d’anciennes carrières, espaces souvent transformés en bases de loisirs dénuées de tout modèle économique pérenne. Nous transformons actuellement l’ancienne carrière de Piolenc, près d’Avignon, en une centrale photovoltaïque de 17 mégawatts, jouxtant une ferme Akuo produisant en bio et en permaculture.

Dans les pays du Sud, nos “oasis d’Akuo” seront dotées de systèmes solaires décentralisés de désalinisation de l’eau de mer à destination de l’agriculture.

Il est ainsi possible d’imaginer de nouveaux modèles pérennes au gré des spécificités des territoires, en collaborant avec les collectivités locales.

La transition, un enjeu financier

Les agriculteurs sont conscients d’utiliser parfois des intrants nocifs. Ils ont la volonté d’agir autrement. Toute la difficulté, pour eux, est d’adopter de nouvelles pratiques sans mettre en péril leur exploitation. L’équation de la transition agricole est donc économique. Un actionnaire industriel a les moyens de financer cette dernière. Que lui coûte d’aider des agriculteurs à redonner vie à leur terre pendant quelques années, de sorte qu’elle puisse se passer de pesticides et d’engrais chimiques ? Des études de l’INRA ont, du reste, démontré qu’un sol sain permettait de produire mieux et sur des surfaces plus réduites. L’expérience de la ferme du Bec-Hellouin décrite dans le film Demain en témoigne. À présent, l’enjeu est de passer de ce stade expérimental à des superficies de plusieurs centaines d’hectares.

Akuo Energy s’était promis de n’être qu’un orchestrateur de technologies au service de problématiques locales. Nous avons contredit ce principe dans le domaine de l’agriculture, où nous estimions devoir prendre nos responsabilités pour accélérer la transition écologique. Nous avons créé des sociétés agricoles destinées à intervenir sur tous les maillons de la chaîne : accompagnement des agriculteurs, distribution, mise en place de circuits courts, intégration de produits bio dans les cantines scolaires...

Dans le domaine énergétique cette fois, nous avons créé une plateforme de prêts participatifs, Akuocoop, ouvrant la possibilité à chacun d’investir dans des projets locaux et d’accompagner la transition. Le législateur permet à ce type de dispositif d’offrir, par exemple, 4 % d’intérêts annuels sur quatre ans. Les énergies renouvelables étant devenues durablement compétitives, elles ne présentent en effet plus de risques et peuvent faire l’objet de financements innovants. Le champ des possibles s’ouvre donc encore !

1. Ancien nom de la DIE, Direction de l’immobilier de l’État.

Débat

Vers un écosystème innovant

Int. : Vous avez la particularité d’articuler transition numérique, écologique et énergétique, ainsi que d’orienter votre innovation vers les usages. Ce sont autant de qualités rares, qui pourraient s’avérer très utiles aux chercheurs. Collaborez-vous avec des laboratoires ? Comment accompagnez-vous l’exploration de nouvelles technologies d’énergie renouvelable ?

É. S. : Akuo a pour rôle de produire de l’énergie à partir de technologies économiquement viables. Elle reste une petite entreprise, qui n’a pas les moyens de se doter d’un département de recherche et développement conséquent. Notre recherche passe surtout par de la veille et de l’écoute de terrain, afin d’identifier des solutions technologiques adaptées à des situations locales. C’est, en définitive, du bon sens et de l’observation.

Parallèlement, nous contribuons à la promotion des chercheurs. À ce titre, je fais partie du bureau de l’Alliance mondiale des solutions efficientes fondée par Bertrand Picard, laquelle réunit mille solutions disruptives qui fonctionnent, pour changer la planète. Nous permettons aux membres de cet écosystème de se rencontrer, de travailler ensemble et de se faire connaître auprès de la communauté financière mondiale.

Nous mettons aussi en commun, en open source, les retours d’expérience de tous nos projets de par le monde. Les agriculteurs calédoniens bénéficient, par exemple, de l’expertise acquise par leurs homologues réunionnais sur la délicate question du réglage de la luminosité dans les serres photovoltaïques, sans avoir à suivre la même courbe d’apprentissage.

Sécuriser l’investissement dans le renouvelable

Int. : Comment financez-vous une activité aussi capitalistique que la vôtre ?

É. S. : Notre activité est en effet hautement capitalistique, puisqu’elle est directement corrélée aux actifs que nous possédons. Ils représentent aujourd’hui 2 milliards d’euros.

Lorsque nous avons créé Akuo Energy, nous savions que cinq ou six ans plus tard, nous serions confrontés à la même difficulté que Perfect Wind en 2005 : notre portefeuille de projets à construire serait fourni, mais le cash ferait défaut. Nous tenions à notre indépendance et ne voulions ni entrer en Bourse, ni chercher un acquéreur, ni solliciter un fonds d’investissement. C’est pourquoi nous avons assis notre activité sur un deuxième pilier, non pas industriel mais financier, susceptible d’accompagner notre croissance. Les industriels du XIXe siècle en avaient fait de même en créant des banques, faute de trouver l’argent nécessaire à leurs investissements.

Dans notre métier, le risque se situe en amont, dans le développement. Il est plus marginal en aval, une fois les contrats signés. Alors, il devient plus facile de trouver des investisseurs. Nous avons créé en 2008 une société de gestion, agréée comme telle, et levé des fonds pour couvrir en particulier la phase amont. Depuis, nous n’avons cessé d’innover dans ce domaine : nous avons par exemple lancé la première société d’investissement en capital à risque (SICAR) entièrement dédiée aux énergies renouvelables.

Nous avons aussi transformé en opportunité le moratoire sur le photovoltaïque. Après l’annonce de celui-ci, nous ne disposions plus que de neuf mois pour construire certains de nos projets en portefeuille. Au-delà de cette échéance, nous n’aurions plus de contrat d’achat. Nous avons sélectionné dix centrales solaires, pour 85 mégawatts, que nous devions être capables de réaliser à temps. L’expérience nous a révélé combien il était confortable de ne pas avoir à attendre les investisseurs pendant la période de construction. Il s’est aussi avéré qu’en leur livrant des centrales en service, nous diminuions leur attente de rendement puisque nous les prémunissions du risque de retard de la mise en service. Nous avons maintenu cette logique par la suite en levant de l’argent destiné à des financements intermédiaires – sachant que nous supportions le risque de la construction et ne sollicitions qu’ensuite des investisseurs. De cette façon, nous avons créé la première obligation verte française. Nous en sommes depuis à la cinquième.

Notre tout dernier outil, Akuo Carbon Fund, récompense les acteurs les plus vertueux au regard de leur empreinte carbone. Une entreprise peut investir dans ce produit, lequel met lui-même des fonds propres dans une société projet déjà construite – une ferme éolienne en Croatie par exemple. Outre les intérêts qu’il perçoit, l’investisseur peut redorer son image en communiquant sur cette action volontaire quantifiable et concrète de neutralisation de ses émissions de CO2.

Int. : En France, le financement de vos projets est-il encore une contrainte ou avez-vous désormais suffisamment d’investisseurs prêts à vous suivre ?

É. S. : Le financement reste une contrainte. Je m’efforce de démontrer que la dynamique dans laquelle nous nous inscrivons deviendra majeure, qu’elle ne présente pas de risque et que les externalités que nous engendrons sont essentielles à la pérennité de nos projets et de l’entreprise. Progressivement, nous parvenons à attirer un nombre croissant d’investisseurs. Cela reste un combat, mais plus aisé aujourd’hui qu’à nos débuts.

Int. : Vos actionnaires bénéficient-ils d’une rentabilité comparable à celle d’autres secteurs industriels, sans avoir à consentir de sacrifices ? Qu’en est-il de la rémunération des fonds propres ?

É. S. : La rentabilité sur fonds propres d’un projet d’énergie renouvelable est liée au contexte géopolitique et financier du pays concerné, ainsi qu’au niveau de risque et à la nature du marché. En France, aucune société ne sera suffisamment compétitive pour remporter un appel d’offres si elle promet plus de 5 % de rentabilité aux investisseurs. Au Monténégro, où nous venons de construire la première ferme éolienne, les actionnaires ne sauraient espérer une rémunération inférieure à 9 % ou 10 %. Au Mali, je me bats pour attirer des investisseurs en deçà du seuil de 10 %, en leur expliquant qu’un prix bas de l’énergie ne peut qu’être favorable au pays – et indirectement, à la sécurisation de leur investissement.

Outre la rentabilité des projets, il faut donc mesurer l’ensemble de leurs avantages connexes. Une mutuelle se souciera par exemple des impacts latents de notre action locale, qui sont structurants et sécurisants pour l’avenir d’un territoire – et donc pour la rémunération qu’elle pourra en tirer dans le futur. Nous ne percevons aucun bénéfice financier des externalités positives auxquelles nous contribuons. Notre démarche n’est pas pour autant désintéressée, puisque ces externalités constituent un facteur de stabilisation de notre modèle économique à long terme.

Les faux procès du renouvelable

Int. : La sérénité de votre discours tranche avec les fortes turbulences que traverse le monde de l’énergie : la chute drastique des prix de rachat de l’énergie solaire a entraîné d’innombrables faillites, l’équilibre économique et financier de la fourniture est ébranlé par l’intermittence des énergies renouvelables, l’éolien est dénoncé pour envahir la nature…

É. S. : L’émergence d’un nouveau secteur déclenche inévitablement les fantasmes et le sensationnalisme : d’aucuns ont prétendu que les éoliennes faisaient tourner le lait des vaches… Contrairement à une idée fausse, la baisse du prix de rachat de l’énergie n’a pas causé de faillite, c’est sa brutalité qui a fragilisé bon nombre d’entreprises. Celles qui ont périclité sont celles qui étaient novices dans ce secteur. Les plus anciennes, dont les projets avaient fait l’objet de financements sans recours et avaient un business plan solide, se sont maintenues. Ainsi, les banques n’ont enregistré aucun cas de défaut sur les 1 000 mégawatts qui avaient été construits précédemment à la chute du prix de rachat.

Il y a dix ans, lorsque nous avons innové avec une tuile solaire à Perpignan, le kilowattheure était racheté 50 centimes. Ce prix était élevé en raison de l’importance des investissements nécessaires durant cette phase de lancement du marché. Il fallait donner sa chance à une nouvelle industrie de s’installer, et à des acteurs d’investir. Sachez toutefois qu’en France, l’accompagnement du solaire, avec un prix subventionné de l’énergie, a porté sur moins de 1 000 mégawatts. Je ne conteste pas le moratoire, mais la méthode avec laquelle il a été imposé. L’Administration a sciemment attendu qu’EDF, qui détenait alors le plus de permis, ait construit un maximum d’installations. Elle a ensuite sifflé la fin de la récréation. Les prix ont alors baissé de façon drastique. Les derniers appels d’offres en métropole affichaient une moyenne de 7 centimes le kilowattheure. Pourtant, les entreprises gagnent leur vie !

Quant à savoir si les éoliennes défigurent la nature, je rappellerais que la France compte 230 000 pylônes à haute tension et 14 500 châteaux d’eau. Bien qu’ils ne soient pas des chefs-d’œuvre esthétiques, nous nous y sommes habitués. Nous travaillons du reste avec des architectes paysagers pour assurer l’implantation la plus harmonieuse possible des éoliennes. Peut-être des erreurs ont-elles été commises au départ, mais les pratiques s’améliorent.

Quoi qu’il en soit, le territoire français n’a pas besoin d’être couvert d’éoliennes. Ce qui importe est le foisonnement et la complémentarité des ressources exploitées. La biomasse bois, par exemple, ouvre des perspectives très intéressantes. Elle permet de produire de l’électricité et de la chaleur, et offre aux industriels une visibilité sur un élément essentiel de leur coût de production, la chaleur et la vapeur. Il faut aussi s’en saisir pour capturer massivement du carbone.

Int. : Les solutions de stockage étant encore à leurs prémisses, il semble peu probable que des réseaux de la taille de la France puissent se passer de production diesel, de turbines à combustion, de centrales à cycle combiné, voire de nucléaire. De même, les pays en développement auront besoin, pour leur croissance, de recourir au nucléaire ou de stocker du CO2 en quantités massives.

É. S. : Nous ne pouvons plus penser les réseaux comme hier, avant la révolution Internet. Aujourd’hui, le réseau, notre station météo, notre centrale et nos batteries communiquent en permanence. Cela nous permet de garantir à EDF, conformément à son cahier des charges, une montée en puissance linéaire de la production, un plateau et une descente. Grâce au stockage, nous transformons une intermittence en une énergie totalement prévisible. C’est un immense confort pour EDF que de s’appuyer sur des ajustements à la milliseconde pour effectuer du soutien de fréquence et de puissance – quand une turbine à combustion demandait quinze minutes de montée en puissance avant de venir en soutien total.

Le stockage était d’abord très coûteux, mais son prix a été divisé par trois ces cinq dernières années. Grâce à lui, nous avons amélioré le confort, la gestion et la sécurité du réseau. Et grâce au numérique, nous avons le luxe de mieux maîtriser la consommation. Désormais, la priorité est donc donnée à l’efficacité énergétique, c’est-à-dire à l’économie d’énergie ou à l’aptitude du réseau à effacer de la demande plutôt que d’ajouter sans cesse des capacités. Les outils actuels le permettent. Enel a d’ailleurs racheté le leader mondial de l’effacement aux États-Unis, pour 250 millions de dollars.

Lorsque nous nous sommes lancés dans le stockage, il y a six ans, nous nous sommes conformés au standard utilisé par les grands acteurs comme LG ou Samsung, le lithium-ion, afin d’apporter à nos territoires et à nos financiers des solutions viables. Les batteries, à l’époque, étaient des outils de régulation et non de production nocturne. Aujourd’hui, nous installons dans des villages indonésiens des équipements mêlant du solaire, du stockage, un petit générateur diesel de secours, généralement préexistant et réhabilité à cet effet. Sur une année, 90 % du temps effectif fonctionne grâce au duo solaire-stockage, dont le prix est désormais inférieur à celui d’une production diesel !

Il faut aussi faire son deuil de la croyance selon laquelle le réseau se développera en Afrique et en Asie comme il l’a fait en Europe. Au contraire, ces continents seront émaillés de mini-réseaux décentralisés. L’électricité ne sera plus transportée sur des centaines de kilomètres, comme autrefois. L’électrification des zones rurales changera la donne dans de nombreux domaines – la santé grâce à la desserte de dispensaires, l’éducation… – et pourrait contribuer à lutter contre l’exode. À cet égard, la clé du succès résidera dans l’octroi de prêts à des taux d’intérêt modérés, permettant d’atteindre un prix de l’électricité, de l’énergie et du financement de la transition raisonnable.

Enfin, les nouvelles solutions de stockage foisonnent, à commencer par le pompage-turbinage ou l’utilisation des cendres des centrales de biomasse. Nous progressons donc sans cesse dans la capacité à gérer le réseau de façon pointue.

Quel mix énergétique pour demain ?

Int. : Avec un coût de 45 euros par mégawattheure, l’énergie nucléaire reste moins onéreuse que le photovoltaïque au sol (65 euros par mégawattheure), et moins encore que le photovoltaïque sur toiture, qui atteint 150 ou 200 euros par mégawattheure. Par ailleurs, le scénario de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) tablant sur 100 % d’énergie renouvelable en 2050 prend pour hypothèse une division par deux de la consommation d’énergie en France, et précise qu’il sera nécessaire d’importer ponctuellement de l’électricité. Dans ces conditions, est-il honnête d’annoncer une transition vers le tout-renouvelable ?

É. S. : Cette estimation du prix du nucléaire à 45 euros du mégawattheure est à mes yeux totalement inexacte, et j’aimerais savoir ce qu’elle recouvre précisément. Si la France se lance aujourd’hui dans le grand carénage, c’est parce qu’elle n’a pas su provisionner le démantèlement de ses centrales en toute sécurité. Il est donc plus facile de continuer à les exploiter. Je ne conteste pas le choix qu’a fait la France vis-à-vis du nucléaire, en toute conscience et à un moment de son histoire. Il a apporté beaucoup d’avantages. Aujourd’hui, la question n’est pas d’opposer le renouvelable au nucléaire, mais de gérer la transition dans un contexte où le nucléaire n’est plus compétitif économiquement. Il faut travailler ensemble, potentiellement en utilisant le nucléaire, pour accélérer le basculement et privilégier les énergies renouvelables aux énergies fossiles.

L’ADEME propose deux scénarios misant respectivement sur 100 % et 50 % de renouvelable en 2050. Peut-être grossit-elle le trait, mais il est indéniable que les technologies avancent à une vitesse phénoménale. Ce scénario anticipe aussi une évolution des comportements. Déjà, les jeunes générations se désintéressent de l’automobile, par exemple. L’Union française de l’électricité se leurre quand elle affirme que nous nous dirigeons vers un mix énergétique composé à parts égales d’énergies nucléaire et renouvelables à l’horizon de 2030 ou 2035, dans un contexte où la consommation française aura doublé sous l’effet de la mobilité électrique.

Ces querelles de chapelle ont toutefois peu d’importance. Au-delà, j’en appelle à une mobilisation des forces vives – celles qui ont œuvré à l’indépendance énergétique de la France grâce au nucléaire pendant trente ans – pour se mettre au service d’un nouveau scénario, plus économique et plus durable pour le pays. Je suis convaincu qu’une transition massive vers le renouvelable est possible. Tout dépendra de notre capacité à innover et à nous transformer. Du reste, Enedis, EDF, RTE (Réseau de transport d’électricité) et tous les acteurs de la chaîne y travaillent. Par exemple, la centrale solaire de 24 mégawatts installée par Akuo Energy sur le plateau de la Verrerie, dans le Var, est connectée à un poste de commandement RTE. C’est un succès, et RTE nous en demande aujourd’hui davantage.

L’avenir des énergies renouvelables en France et notre capacité à en accroître la part dépendent donc d’un seul élément : la décision de réorienter notre mix énergétique et de fermer des centrales nucléaires. Sans cela, il ne sera pas nécessaire d’avoir davantage de moyens de production en France. C’est un choix politique, mais il devient de plus en plus économique. C’est la raison pour laquelle je suis optimiste : la bataille économique est déjà gagnée.

Int. : Quel développement du photovoltaïque anticipez-vous en France, notamment sur les toitures ?

É. S. : Pour que le solaire se développe sur les toitures, il doit être esthétique. C’est la conviction d’Elon Musk, président de Tesla, qui a lancé une tuile photovoltaïque aux États-Unis. Nous avons équipé le toit du marché Saint-Charles de Perpignan avec des tuiles ressemblant à de l’ardoise il y a une dizaine d’années. Nous ne sommes guère allés au-delà, car l’industriel auquel nous avions confié la licence n’a pas développé le produit selon nos souhaits. C’était sans doute trop tôt. Nous venons de récupérer le droit de déployer cette solution. Cette tuile solaire a été retenue par une des plus grandes entreprises mondiales pour la réfection de son siège social, pour une production à hauteur de plusieurs mégawatts. Nous lançons aussi un concours avec les plus grands architectes pour imaginer des solutions toujours plus esthétiques.

Akuo Energy développe également le photovoltaïque flottant, sur des barrages et des réservoirs, avec l’objectif d’atteindre un prix équivalent à celui du solaire au sol. Nous travaillons sur des projets de cette nature avec l’État indonésien et l’État d’Australie-Méridionale. L’avantage de cette solution est multiple : elle utilise un espace jusque-là inemployé, évite l’évaporation et assure un refroidissement des panneaux, ce qui permet de produire davantage.

Int. : L’Allemagne a-t-elle gagné son pari de la transition énergétique ?

É. S. : L’Allemagne a fait preuve de courage. Elle a pris des décisions brutales, qui ont mis à mal un certain nombre d’entreprises historiques. J’ai le sentiment qu’elle est en train de gagner son pari. Ses émissions de CO2 ne sont pas aussi conséquentes que certains l’ont dit. Elle est très avancée dans l’éolien offshore, avec quatre-vingts projets en mer pour un prix de 49,50 euros du mégawattheure dans les derniers appels d’offres. Cette énergie est particulièrement intéressante en termes de facteurs de charge et de non-intermittence. Les agriculteurs allemands sont en outre des spécialistes du biogaz. À la différence de la France, l’Allemagne est marquée par une culture d’indépendance énergétique et de décentralisation. Pour notre part, nous avons préféré nous reposer sur le service centralisé apporté par EDF… Il est temps d’inventer un nouveau modèle.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN