Exposés de Frank Demaille et de David Arnéra

Pourquoi se transformer ?

Frank Demaille : Pourquoi se transformer ? La question m’est régulièrement posée par les équipes dans les 30 pays où ENGIE est présent. Je distingue deux motifs de transformation pour le Groupe, l’un exogène, l’autre endogène.

La raison exogène tient à l’exigence de décarbonation. Autant un énergéticien “à l’ancienne”, qui exploite des centrales à charbon, vise les pays où la demande d’électricité croît encore (en Asie notamment), autant un énergéticien comme ENGIE, qui œuvre à la réduction des émissions de CO₂ en déployant des énergies renouvelables, vise des pays développés où la demande en énergie est stable, voire légèrement décroissante, et où les sources alternatives et renouvelables croissent rapidement – c’est le cas en Europe, aux États-Unis, ou encore au Brésil. Il doit donc recentrer ses priorités et déplacer son centre de gravité.

Quant à la raison endogène, elle tient à notre histoire. Ayant longtemps crû par acquisitions, le Groupe était fortement décentralisé, avec de nombreuses entités, dont certaines s’érigeaient en baronnies. Nous couvrions en outre un champ d’activités très large : à titre d’exemple, nous gérions encore récemment des piscines en Belgique. Pour réussir dans la transition énergétique, il nous a semblé nécessaire de concentrer nos ressources humaines et financières sur des objectifs plus resserrés. Nous devions déployer notre capital dans un nombre plus restreint de pays, afin de gagner en impact. Pour cela, il fallait adopter un modèle de groupe industriel intégré. À titre d’exemple, ENGIE a cédé ses activités de services (climatisation, génie électrique...), qui s’éloignaient de sa logique fondamentale d’énergéticien, consistant à investir dans des actifs destinés à fonctionner pendant des décennies. De ce fait, notre effectif est passé de 170 000 à 100 000 collaborateurs le 4 octobre 2022.

Nous avons par ailleurs concentré notre présence géographique, passant de 70 à 30 pays en deux ans. ENGIE s’est ainsi retiré d’Argentine, où le business est assez complexe, et est en passe de quitter l’Indonésie, où il occupait pourtant une position très forte dans l’exploitation d’une centrale à charbon et la géothermie. En interne, l’organisation est passée de 25 business units à 4 métiers globaux. S’y ajoute une convergence des systèmes informatiques, notamment de nos 88 ERP, dont nous espérons réduire le nombre à 8 d’ici à trois ou quatre ans. Cette harmonisation dépasse les seules considérations techniques : elle doit contribuer au rapprochement des équipes et à l’adoption de nouvelles façons de travailler à tous les niveaux.

Ces transformations “dures” doivent se doubler de changements “doux”, touchant aux comportements et à la culture. En la matière, nous en sommes aux prémices – L’Oréal nous devance largement ! Nous devons tout particulièrement progresser dans le domaine de la santé et de la sécurité, qui renvoie largement à l’humain et aux façons de se comporter. Cette dimension n’est pas la plus facile à appréhender pour les ingénieurs et les financiers que nous sommes. Nous avons néanmoins engagé un important travail sur la culture et les attitudes collaboratives et managériales. C’est une démarche complexe et de longue haleine, dont nous espérons voir les premiers fruits au début de l’année prochaine.

Briser la culture de la peur

David Arnéra : L’Oréal opère dans un contexte de changement permanent. Le marché de la cosmétique évolue en effet à grande vitesse, sous l’effet du renouvellement permanent des désirs de beauté. Dans ce domaine, il n’y a guère de mode à suivre, car ce sont les acteurs les plus créatifs qui créent la tendance. Il faut toujours savoir se réinventer, tout en intégrant la diversité des représentations de la beauté qui prévalent selon les pays.

L’entreprise, qui fêtera bientôt ses 115 ans, est organisée en quatre divisions opérationnelles : le grand public, dont les produits sont commercialisés dans la grande distribution (Maybelline, Garnier, L’Oréal Paris...) ; le luxe, distribué dans les grands magasins (Lancôme, Biotherm, Elena Rubinstein...) ; la cosmétique active, vendue essentiellement en pharmacie (Vichy, La Roche-Posay...) ; et les produits professionnels de coiffure, notre métier historique – c’est en 1909 que le fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller, diplômé de l’École de chimie de Paris, a créé la fameuse « teinture inoffensive pour cheveux ». Depuis ses débuts, L’Oréal a voulu réunir la science et la beauté. Nous possédons les plus grands laboratoires de cosmétique au monde, où œuvrent plus de 4 000 chercheurs. Nous sommes également leader dans la fabrication de peau reconstruite, qui permet de tester les produits sans recourir aux animaux. Enfin, nous fabriquons nous-mêmes plus de 85 % de nos produits.

Les écueils d’un certain modèle managérial

La crise de 2009 a fait peser des doutes sur le potentiel de croissance de nombreuses entreprises, dont la nôtre. Comme beaucoup, nous nous sommes déployés dans des pays dits émergents, où florissait une classe moyenne accédant à la consommation. Il fallait quitter une logique de globalisation, dans laquelle les projets étaient pensés en central, pour adopter un modèle d’universalisation, capable d’apporter des réponses pertinentes et particulières dans tous les grands marchés stratégiques. Comment comprendre, par exemple, le rituel de beauté d’une femme indienne ? Quelles influences sociales, religieuses ou ethniques interviennent dans ses choix ? Pour y répondre, nous devions déconcentrer les laboratoires, le marketing stratégique et les opérations. Les fonctions qui étaient jusqu’alors exercées au siège ont été déclinées sur les plaques géographiques. D’un modèle descendant, nous devions passer à un modèle ascendant qui faisait remonter les innovations stratégiques depuis le terrain. Ce faisant, il fallait se garder de devenir “multilocal” et continuer à tirer parti de nos atouts globaux, car nous n’aurions jamais été compétitifs vis-à-vis d’entreprises domestiques. À titre d’illustration, le développement au Brésil d’un produit destiné à réparer les cheveux frisés endommagés par la mer et le soleil devait aussi servir le marché sud-africain. Toutefois, les équipes étant éloignées, il était peu probable qu’elles échangent. Nous devions créer une dynamique transversale. Or, le modèle managérial de L’Oréal était assez “napoléonien” : il valorisait les managers charismatiques ayant une vision claire des objectifs, que les troupes suivaient aveuglément, électrisées par leur courage. Dans ces conditions, il y avait peu de chance d’être à l’écoute des idées du terrain et de créer des dynamiques transversales.

Jean-Paul Agon s’est saisi du problème en 2016. Lors d’un séminaire du top management, il a tenu le discours suivant : « Dans un monde qui se transforme à grande vitesse, nous devons changer notre façon de travailler pour devenir plus universels, digitaux et soutenables. Tels seront les trois piliers du changement. En outre, les attentes vis-à-vis du monde du travail évoluent rapidement ; or, nous voulons répondre à vos aspirations et à celles des nouvelles générations. Par conséquent, nous devons faire évoluer notre façon de nous comporter, d’interagir et de manager. Le quatrième pilier du nouveau L’Oréal consistera donc à développer un état d’esprit plus collectif. »

Cette démarche de transformation a été appelée simplicity. Elle a pour principe de créer des conditions favorables à l’émergence de nouveaux comportements, qui deviendront des stratégies gagnantes – les anciens comportements devenant, pour leur part, des stratégies perdantes. L’objectif est de renouer avec l’innovation, l’agilité et la croissance.

© Véronique Deiss

À l’époque, notre principal concurrent était Procter & Gamble. Il nous avait déclaré la guerre en 2001, en rachetant des marques dans chacun de nos circuits de distribution et en répliquant notre stratégie. En 2015, pourtant, il a revendu l’essentiel de ses marques à Coty. Nous voyions trébucher cet ancien géant du marketing. C’était une aubaine pour L’Oréal, mais aussi un signal d’alarme : serions-nous le prochain ? Ne devenions-nous pas un mammouth, en perte d’agilité dans un contexte de renouvellement permanent ? De fait, nous voyions des petites marques locales se frayer un chemin vers la croissance. Si nous perdions en réactivité, a expliqué Jean-Paul Agon, c’est parce que dans notre organisation, la peur avait sclérosé la prise de décision. Chacun se couvrait en faisant remonter les arbitrages vers le sommet. Les relations transverses – entre les laboratoires et le marketing, par exemple, dans les projets de développement – étaient frictionnelles, chacun attribuant les difficultés et les retards à la partie adverse. L’esprit de coopération s’était effacé. L’Oréal, entreprise innovante traditionnellement marquée par une culture de réseau, avait progressivement basculé, sous l’effet de l’internationalisation, dans une organisation en silos où la remontée des décisions était paralysante. En résumé, nous étions trop lents. Il nous fallait quinze mois pour développer un nouveau rouge à lèvres, quand la petite marque italienne Kiko sortait de nouvelles gammes tous les trois mois, sans innovation technologique. Notre obsession scientifique jouait finalement contre nous.

Pour guider la transformation, nous nous sommes appuyés sur les valeurs fondamentales du Groupe qui n’étaient pas en cause (innovation, esprit entrepreneurial, ouverture d’esprit…) et avons focalisé le changement sur nos façons de travailler. Pour marquer les esprits, des principes d’action nouveaux ont été affirmés en les mettant en tension avec le mode opératoire précédent, le plus souvent implicite : la coopération plutôt que la confrontation ; la délégation et l’engagement personnel plutôt que la remontée des décisions au niveau supérieur ; le respect, la confiance et l’équité plutôt que le contrôle ; la focalisation sur le client plutôt que sur le produit. Ce travail a donné lieu à la rédaction d’un manifesto. Celui-ci a été élaboré par trois équipes d’une vingtaine de personnes, de niveau n-1 par rapport au comité exécutif, convoquées par ce dernier.

En parallèle, a été élaborée une nouvelle définition du leadership, appelée LeadEnable  : le manager devait créer les conditions dans lesquelles ses collaborateurs deviendraient à leur tour des leaders.

Le manifesto a été publié au printemps 2016 dans le monde entier. Tout restait presque à faire !

Passer de la vision aux actes

Comment distiller ces nouveaux principes à toutes les mailles de l’organisation, pour changer les façons de travailler au quotidien ? Comment faire prendre conscience à des managers napoléoniens de la nécessité de se transformer, et surtout, comment les aider à changer de comportement ?

L’effet d’électrochoc

Le premier facteur de transformation fut l’engagement du président. Il a exprimé un désir de changement à titre personnel, en invoquant une dimension comportementale, voire émotionnelle : il n’est pas anodin de parler de la peur qui sévit dans une organisation. Ce discours a sidéré l’auditoire de managers et a créé une décharge émotionnelle, une libération. La chape de plomb qui avait pris place sous le règne de son prédécesseur se fracturait. J’en tire un grand enseignement : la parole authentique d’un dirigeant, qui n’hésite pas à se remettre en cause, n’est pas nécessairement perçue comme une vulnérabilité, mais peut constituer le puissant déclic d’une transformation.

Dans un premier temps, nous avons quelque peu pataugé dans notre effort de diffusion des nouveaux principes. Comment leur donner corps ? Nous nous sommes attelés à élaborer une formation pour les dirigeants, à commencer par les n-1 du comité exécutif. La première voie que nous avons empruntée fut une impasse – j’y ai une part de responsabilité. En effet, nous avons d’emblée voulu traduire le nouvel état d’esprit managérial en comportements. Cela nous a conduits à définir des compétences managériales et des comportements observables, à mener des évaluations à 360 degrés... J’ai même créé un jeu de cartes détaillant les comportements positifs sur une face et leur envers négatif sur l’autre. Les premiers séminaires furent un fiasco monumental. Pour illustrer le nouvel état d’esprit managérial, nous avions utilisé le parallèle avec le fonctionnement d’un orchestre de jazz où un instrument prend à un moment la tête en exprimant sa créativité et est accompagné par les autres musiciens jusqu’à ce qu’il passe le relais à un autre instrument. La pratique du jazz est en effet un parfait exemple de cette notion de fluidité du manager moderne à l’aise aussi bien dans la posture haute du leader et la posture basse d’un “enabler”, celui qui accompagne ses équipes pour réussir. « Et moi, dans tout ça ? », se sont dit les managers. L’image était belle, mais comment la transposer dans le quotidien ? Nous avons compris que pour transformer la culture, le levier n’était ni culturel ni comportemental : nous devions nous appuyer sur des pratiques (ce que l’on met à l’agenda) et des outils.

La force insoupçonnée des outils

Avec l’aide d’Yves Morieux, sociologue averti, ancien élève de Michel Crozier et consultant au cabinet BCG, nous avons identifié quatre leviers pour déployer la démarche. L’objectif était de définir des pratiques qui renforçaient le jeu collectif et de poser un cadre au sein duquel les priorités seraient partagées. La première pratique mobilisée fut la méthode du cadrage stratégique, l’OGSM (Organisation, Goals, Strategies, Measures) pour les initiés. Cet outil consiste à identifier les résultats précis que l’on souhaite atteindre collectivement à une date donnée, puis de sélectionner les grands chantiers pour les atteindre. Ce fut une petite révolution : jusqu’alors, chacun défendait ses propres priorités au détriment de celles des autres sur un mode entrepreneurial, mais aussi très compétitif. Cette dynamique demeure, mais dans le cadre de l’orientation et des priorités préalablement définies (Freedom within a Frame).

En toute logique, le deuxième levier fut l’établissement des objectifs de coopération, en particulier pour s’assurer de l’alignement des parties prenantes clés pour la réussite d’une priorité stratégique. C’est ensemble que les équipes devaient mener les batailles.

Le troisième levier fut celui de l’empowerment, c’est-à-dire de la montée en puissance et en responsabilité des collaborateurs, dans un univers où les décisions ne devaient plus être prises par la tête, mais devaient être déléguées au niveau le plus pertinent. Nous avons enseigné des pratiques de feedback et de management à cet effet.

Le quatrième levier a consisté à réduire la complexité interne. Concrètement, il s’agissait essentiellement de limiter le nombre de réunions et de les rendre plus opérationnelles. Elles occupaient en effet une place démesurée dans l’organisation, sans avoir toujours d’ordre du jour ni de comptes rendus, et s’apparentaient à un village gaulois, voire à des “shows PowerPoint” ou à des grands oraux devant des jurys très exigeants. Il en résultait un niveau de stress élevé. Désormais, chaque réunion doit suivre un ordre du jour et aucun sujet n’y figurant pas ne peut y être traité. À son issue, une enquête de satisfaction est systématiquement menée, dont les résultats sont publiés : les participants ont-ils suffisamment préparé la réunion ? a-t-elle permis de résoudre utilement des problèmes importants ? tous les participants y ont-ils apporté leur contribution et leur valeur ajoutée ? ont-ils été respectueux les uns envers les autres et ont-ils fait preuve de coopération ? la réunion a-t-elle suscité de la motivation et de l’enthousiasme ? Ce levier s’est avéré d’une remarquable efficacité.

En deux ans, nous avons formé 12 000 personnes à des outils et à des standards communs, pour qu’ils se transforment en nouvelles pratiques. Plutôt que des séminaires, nous avons organisé des “plateformes d’engagement” où les patrons s’impliquaient eux-mêmes dans les formations. Qu’un manager soit convaincu ou non par la transformation, il était mis en situation de prendre le relais et de former ses équipes. Il n’y a rien de tel !

Nous avons combiné la formation à ces pratiques et outils très concrets à une évolution des postures de leadership avec des évaluations à 360 degrés, du codéveloppement et du coaching d’équipe. Ce faisant, nous gardons à l’esprit que les déclarations de principes managériaux tels que le manifesto ne suffisent pas : pour changer, les managers doivent pouvoir mettre à l’agenda de nouvelles pratiques souhaitées en s’appuyant sur des outils opérationnels qui deviennent des standards communs. Néanmoins, ces pratiques et outils (cadrage stratégique, objectifs de coopération…) ne deviennent perçus comme des actes de changement que s’ils sont mis en œuvre avec un état d’esprit et une posture managériale en cohérence avec l’objectif visé par le manifesto.

Des décisions qui changent la donne

Frank Demaille : Comme l’a observé David Arnéra, certains messages ou certaines décisions valent des heures de discours sur la vision de l’entreprise. En voici un exemple. L’année dernière, l’Arabie Saoudite a lancé un appel d’offres pour la construction d’une très importante centrale à gaz, d’une capacité de 3 600 mégawatts – l’équivalent de 3,5 tranches d’EPR. ENGIE est bien implanté dans ce pays. Peu de compétiteurs étaient susceptibles de répondre à un projet d’une telle ampleur. Nous avons pourtant décidé de ne pas nous porter candidats – un crève-cœur pour nos équipes locales ! Si nous avions remporté le contrat, les émissions de cette seule centrale auraient représenté la moitié du volume de CO₂ que nous nous permettrons d’émettre au niveau mondial en 2040. C’était incompatible avec notre ambition d’être neutres en carbone à l’horizon 2045. Cette décision a créé un certain traumatisme dans nos équipes. Cela étant, nos concurrents ont eu, peu ou prou, la même réflexion, si bien que l’Arabie Saoudite a décidé d’annuler son appel d’offres et réfléchit à la façon de le faire évoluer. Nous ne manquons pas d’idées à lui soumettre...

Débat

Une transformation idéaliste ou matérialiste ?

Un intervenant : Vos entreprises semblent avoir adopté deux philosophies différentes de la transformation. Chez L’Oréal, le changement est impulsé par la tête et a pour instruments des discours, des images et des rituels. C’est un type de transformation idéaliste. Chez ENGIE, la transformation est plus matérialiste : elle agit sur la géographie, la définition des métiers et le choix des techniques, autant de facteurs qui affectent indirectement les hommes. Comment ENGIE entend-il aider ses collaborateurs à s’approprier ces nouvelles orientations ? Pourrait-il s’inspirer de l’expérience de L’Oréal ?

Frank Demaille : L’Oréal a une étape d’avance sur ENGIE. De façon schématique, nous avons commencé par remettre les boîtes en ordre. Nous devons maintenant donner une dimension plus humaine à la démarche et la traduire dans les pratiques – les retours du terrain nous en convainquent. Peut-être les salariés ont-ils le sentiment que nous avons adopté une approche trop froide de la transformation, qu’il y manque de l’âme et du cœur. Nous y travaillons, afin d’alimenter un sentiment fort d’appartenance au Groupe dans son ensemble. Nous avons lancé plusieurs initiatives, fin 2021, pour développer la collaboration, mais la démarche connaît un léger essoufflement. Nous devons la relancer. C’est d’ailleurs l’une des composantes du bonus des managers.

David Arnéra : Comme Frank Demaille, il me semble que la différence entre nos deux approches tient au degré d’avancement dans la démarche. En 2015, L’Oréal se situait à l’étape où se trouve aujourd’hui ENGIE. L’organisation avait été transformée, des bataillons avaient été affectés au digital, mais la coopération transversale se faisait attendre. Nous avons compris qu’il fallait traiter un problème d’ordre culturel, en promouvant un apprentissage du collectif.

Par ailleurs, notre démarche ne relève pas uniquement du monde des idées, comme cela peut apparaître. Le cadrage stratégique, par exemple, est une méthode très précise de management. C’est en passant par des outils que nous créons des pratiques communes et que nous mettons les collaborateurs en situation d’appliquer de nouvelles valeurs. À titre d’illustration, la marque Vichy était en perte de vitesse en 2016. Nous avons fait le pari de la relancer grâce à un produit destiné au marché asiatique. Le problème est que dans l’organisation matricielle, la patronne de l’Asie n’avait pas intérêt à prioriser Vichy par rapport à d’autres marques qui affichaient de meilleurs résultats. En la matière, l’objectif de coopération ne relève pas de la philosophie et des idées, mais induit des investissements lourds et impacte l’avenir d’une marque.

À nouvelle culture, nouveaux talents

Michel Berry : Alors que les équipes d’ENGIE étaient habituées à des projets de grande ampleur et coûteux, la transition énergétique les conduit à s’intéresser à des petits projets dispersés. Les ressorts de la motivation se transforment. Comment s’y adaptent vos ingénieurs ?

F. D. : Schématiquement, nous passons du monde de LVMH à celui de Carrefour ! Partant de grands équipements cousus main et dégageant une marge importante, nous passons à des projets renouvelables de moindre ampleur, plus nombreux et aux marges plus restreintes. Nous devons, en outre, allier des approches mondiale et locale, notamment pour acheter des panneaux solaires à un prix compétitif. C’est un changement majeur pour nombre de nos ingénieurs. Cependant, nous arrivons à les faire évoluer grâce au bouillonnement de projets que l’on observe dans le renouvelable et à l’industrialisation de la filière, qui demande des compétences diversifiées : contrôle qualité, assurance qualité, audit, management de projet, analyse des risques, etc.

Int. : Avez-vous fait évoluer votre gestion des parcours et des talents ?

F. D. : Oui. L’appréciation même des talents et des parcours qu’ils doivent suivre a changé, maintenant que notre stratégie est focalisée sur l’industriel et la réalisation de projets. Nos futurs dirigeants doivent avoir occupé des postes à l’international, mais aussi avoir travaillé dans des entités ayant un fort contenu industriel.

D. A. : Il n’y avait pas lieu de nous séparer de dirigeants au seul motif qu’ils avaient évolué dans un bain culturel qui n’était plus de mise. Nous les avons plutôt soumis à un apprentissage très soutenu comprenant des évaluations à 360 degrés, du coaching, des formations, des ateliers, etc. Nous avons attendu quatre ans pour mener la première enquête de leadership. Elle n’était pas comportementale, mais portait sur des faits et des occurrences : capacité à demander et à donner régulièrement du feedback, à établir un cadre stratégique clair, etc. Les questions étaient posées aux pairs et aux collaborateurs de niveau n-1, et non pas aux supérieurs. Les résultats sont entrés dans la partie management du bonus, qui représente un quart du montant total. Au bout de quatre ans, la démarche produit donc des effets.

De façon plus générale, la politique de management des talents a été alignée sur les nouveaux critères que nous avons édictés. Cela ne suffit évidemment pas : il faut du temps pour que la nouvelle vision imprègne le quotidien. En la matière, des nominations emblématiques peuvent être des déclencheurs puissants. Ainsi, le président a eu le courage de nommer au poste de directeur administratif et financier du Groupe non pas la personne qui aurait été pressentie dans “l’ancien monde”, mais un collaborateur qui avait fait sa carrière en Asie et qui avait organisé sa succession au poste de directeur administratif et financier de la zone en accompagnant un collaborateur coréen pendant dix ans. C’était un signal fort et symbolique. Un autre manager aux méthodes certes efficaces, mais contestables, a été licencié. Tout le monde a compris que c’était la fin d’une époque.

M. B. : La composition des bonus accompagne-t-elle l’évolution de l’attitude managériale ?

D. A. : La tentation est d’accumuler les critères dans le bonus – éthique, nombre de talents développés, mode de leadership, engagement dans le développement durable... Le dispositif devient alors illisible. Au reste, il est illusoire de croire que la composition du bonus peut transformer les comportements à la demande. Il faut néanmoins y introduire les nouveaux standards de management, ne serait-ce que pour des raisons d’affichage : sinon, la volonté de transformation n’est pas perçue comme crédible.

Au départ, je n’étais pas favorable aux enquêtes de leadership, car elles ont une durée de vie brève et sont aisément manipulables. Je leur reconnais néanmoins un mérite : elles ont mis fin à l’habitude, qui avait été prise lors de la crise de 2009, de rattraper un collaborateur qui n’atteignait pas ses objectifs économiques par la partie managériale de son bonus. De plus, il est toujours utile d’écouter ce que les équipes ont à dire sur la qualité du management ! Il faut toutefois se garder d’y voir une vérité absolue : il est normal qu’un manager soit perçu défavorablement par ses collaborateurs en période de restructuration, même s’il a bien joué son rôle. Les enquêtes sont versées au dossier pour calculer les bonus, mais elles sont prises en compte avec discernement.

F. D. : Chez ENGIE, les bonus évoluaient assez peu d’une année sur l’autre et d’une personne à l’autre. Nous avons récemment revu leur contenu, en réduisant le nombre de critères et en les précisant. Le risque est toutefois que leur fourchette ne s’élargisse, vers le haut comme vers le bas, ce qui heurterait quelque peu la culture de l’entreprise. Il faut donc avancer prudemment. Notez qu’en matière de santé, de sécurité et d’éthique, nous n’appliquons pas des bonus, mais des malus. Les membres du comité exécutif se sont infligés un malus l’année dernière, et cela s’est su. Cela a évidemment un caractère d’exemplarité.

Int. : La guerre des talents s’est-elle accentuée depuis la crise de la Covid-19 ? Si oui, est-ce un facteur d’évolution des pratiques managériales, notamment en ce qui concerne le télétravail ?

F. D. : La guerre des talents est très prégnante, notamment dans les métiers liés aux énergies renouvelables. Nous devons encore faire évoluer nos pratiques managériales en conséquence. Les jeunes salariés sont en demande de parcours accompagnés, alternant des postes à l’étranger et en France. Nous constatons par ailleurs qu’ils ont mal vécu le télétravail : ils avaient rejoint le Groupe pour apprendre des autres et être au contact avec le monde réel. Il n’a pas été facile de les maintenir à bord lors des confinements.

D. A. : Les patrons de L’Oréal ont dans leurs priorités d’aller à la rencontre des futurs diplômés sur les campus, pour renforcer l’attractivité de l’entreprise auprès des jeunes talents. Pleinement conscients de cet enjeu, Jean-Paul Agon et le nouveau directeur général, Nicolas Hieronimus, sont personnellement très présents.

Les jeunes recrues sont en attente de socialisation et ne sont pas favorables au télétravail. Ce sont plutôt les managers intermédiaires âgés de 35 à 45 ans qui plébiscitent le travail à distance. Or, c’est précisément d’eux dont nous avons besoin pour assurer la transmission auprès des plus jeunes ! Ils doivent comprendre que leur mission comporte une dimension collective essentielle. La pandémie de Covid-19 a été dévastatrice pour les dynamiques collectives. Nous voulons rester une aventure collective et sommes convaincus que la créativité s’épanouit dans l’interaction. C’est pourquoi nous avons limité le télétravail à deux jours par semaine. C’est aussi un geste de solidarité vis-à-vis du personnel des usines, qui n’a d’autre choix que de travailler sur place. Ce discours est perçu comme rétrograde par certains, alors même que les jeunes ont de fortes attentes de sociabilité. Autant dire que le sujet est complexe.

La coconstruction n’est pas toujours la solution

Int. : Vous ne semblez pas avoir mobilisé la base pour concevoir vos démarches de transformation. Les employés peuvent pourtant faire preuve d’un grand génie créatif, quand ils ont leur mot à dire. Leur participation en amont peut aussi contribuer à une meilleure acceptation du changement.

F. D. : Faut-il nécessairement associer les salariés en amont ? Tout dépend du projet et de son degré de maturation. De façon générale, la participation du personnel est un moyen efficace de traiter les problèmes. Toutefois, quand les dirigeants ont un projet clair et assumé, il est trompeur de laisser croire aux salariés que leur contribution est attendue – d’ailleurs, ils se rendent vite compte de la supercherie. Plutôt que de donner une fausse impression de coconstruction, mieux vaut expliquer le projet et préciser la marge de liberté dont disposeront les entités pour l’amender localement. Je suis conscient que cela peut nous priver de bonnes idées, mais cela permet d’avancer plus rapidement et parfois de trancher des questions qui sont restées sans réponse depuis trop longtemps.

Il y a dix-huit mois, nous avons adopté une organisation matricielle qui a mis fin à des baronnies locales. La pandémie de Covid-19 sévissait alors et une grande partie de nos salariés télétravaillaient. Avec le comité exécutif, nous avons clairement annoncé la donne aux patrons des pays et aux équipes : nous savions ce que nous voulions faire, car nous avions identifié les dysfonctionnements de la précédente organisation. Par ailleurs, il me paraissait inconcevable d’organiser des brainstormings en vidéoconférence. Le Groupe venait de connaître des évolutions de gouvernance et les salariés étaient globalement conscients qu’un changement rapide était nécessaire. Enfin, plusieurs entités, dont la France, venaient de vivre deux ans de réorganisation, d’où une fatigue générale. Nous avons adopté une démarche très descendante dans la définition des grands principes et la manière de diriger les opérations, étant entendu que nous laisserions la place à la coconstruction dans un second temps, pour favoriser l’appropriation. J’ai aussi passé beaucoup de temps à expliquer la démarche, ses raisons et ses conséquences dans chaque pays.

D. A. : Tout dépend effectivement du niveau où se situe le problème. Dans notre cas, le blocage ne provenait pas de la base, mais du top management. Si nous avions associé les collaborateurs en amont, ils nous auraient ri au nez : « Traitez votre problème, et laissez-nous travailler ! » Quand Jean-Paul Agon a annoncé la transformation, il a demandé que nous soyons patients à son égard, car lui-même avait été éduqué dans l’ancien modèle et était le produit d’une culture qu’il fallait faire évoluer.

Cela étant, la participation et le dialogue ont leur utilité pour favoriser l’appropriation de la démarche. Nous y recourons lors des séminaires dédiés à la transformation. Durant une de ces réunions, une collaboratrice s’est levée et a lancé : « J’ai compris, je n’enverrai plus de scud e-mails, en situation de conflit, en mettant l’ensemble de la hiérarchie en copie. Quand j’aurai un problème, j’irai voir la personne concernée.J’ai compris, je n’enverrai plus de scud e-mails, en situation de conflit, en mettant l’ensemble de la hiérarchie en copie. Quand j’aurai un problème, j’irai voir la personne concernée. » Elle avait tout compris et a permis à l’auditoire de bien saisir l’engagement personnel que représentait ce changement.

Int. : Comment avez-vous associé les partenaires sociaux à la définition et au déploiement de ces transformations ?

F. D. : Les partenaires sociaux y ont été pleinement associés et nous avons eu des échanges de qualité. Les membres du comité européen – principale instance où sont discutés ces projets – y siègent de longue date et connaissent bien le Groupe. Cela permet de débattre en profondeur. Leur contribution a été enrichissante.

D. A. : Nous avons présenté le projet dès le départ aux organisations syndicales, qui l’ont reçu plutôt positivement. Elles nous ont toutefois alertés sur le risque d’introduire des critères d’évaluation subjectifs et sur la nécessité de rester factuels. Rappelons qu’Airbus s’est fait condamner, en 2011, pour avoir utilisé des critères comportementaux bien trop intangibles, comme “agir avec courage”. Nous avons passé en revue l’ensemble des critères d’évaluation avec les représentants du personnel, pour nous assurer qu’ils étaient objectifs et mesurables. Pour eux, le manifesto est presque devenu une arme : dès qu’une pratique s’en écarte, ils le brandissent en disant « Ce n’est pas simplicity ! » Quel meilleur signe d’appropriation ? Il peut arriver que les uns ou les autres, voyant midi à leur porte, utilisent le manifesto en en manipulant son sens initial. Cela fait partie du jeu !

Faire le point et aller plus loin

Int. : Percevez-vous des effets induits, parfois inattendus, qui vous confirment la pertinence de vos démarches ?

D. A. : Ces deux dernières années, L’Oréal a affiché une croissance deux fois supérieure à celle du marché. Cette réussite tient évidemment à de nombreux facteurs, mais notre démarche de transformation y contribue probablement. Elle se poursuit d’ailleurs, et sera même approfondie.

F. D. : Nous avons considérablement amélioré notre capacité de pilotage ; sur ce point, j’estime que nous avons atteint nos objectifs à 80 %. De même, nous progressons plus vite que je ne l’espérais en matière de santé et de sécurité, même s’il reste du chemin à parcourir. Ce matin, l’ensemble du Groupe a cessé son activité pendant une heure pour parler de ce sujet. Je suis frappé de recevoir de plus en plus de questions à ce propos de la part de collaborateurs qui, de prime abord, sont relativement éloignés des opérations – par exemple, d’assistantes ou de juristes qui souhaitent comprendre les raisons d’un accident. Cela témoigne d’une évolution culturelle.

Int. : Avez-vous l’ambition de diffuser vos bonnes pratiques à l’extérieur, notamment auprès de vos fournisseurs et de vos clients ?

F. D. : Ce serait prématuré. En revanche, les retours positifs des stagiaires et des jeunes salariés sur les réseaux sociaux ont des effets directs sur les candidatures que nous recevons. C’est un moyen bien plus efficace de faire connaître notre culture que la communication institutionnelle.

D. A. : Au début, nous avons absolument voulu éviter d’entourer la démarche de l’attirail marketing habituel, qui aurait créé un effet d’affichage au détriment du contenu : simplicity n’avait ni logo ni code couleur, et les diapositives de présentation étaient blanches. La directrice du projet a même refusé de mettre une majuscule à simplicity ! Nous avions l’interdiction de l’évoquer à l’extérieur. Les résultats devraient parler d’eux-mêmes, le moment venu. Nous y sommes !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN