Le Journal de l'École de Paris - Novembre/décembre 2006

Entreprendre et administrer

Novembre/décembre 2006

L'édito de Michel BERRY

Réfléchissant au présent éditorial, je me suis souvenu d’un ouvrage, Le bon sens administratif (1), dans la veine des Propos de Barenton, confiseur ou des Lois de Parkinson, et de l’excellent commentaire qu’en a fait Michel Matheu dans Gérer et Comprendre n° 9 (décembre 1987). Son auteur, François Léo, voit une opposition dans la vie des affaires entre l’entreprise et l’administration. La première, c’est « la conquête, la construction, l’invention, la création » ; la seconde, c’est « la conservation des conquêtes, la gestion des biens, la généralisation des inventions, le développement d’un progrès connu, le maintien de l’ordre ». Ni l’une ni l’autre ne sont chargées de valeurs morales : par exemple, l’inertie de l’administration peut parfois empêcher des « interventions capricieuses d’exercer leurs ravages ». Pour François Léo, on ne rencontre jamais d’entreprise ou d’administration pure et ce qui importe, c’est le dosage. Par exemple l’innovation pâtit souvent de manque d’administration. Il étudie ainsi la faillite en 1666 des omnibus urbains créés en 1662 sur une idée de Blaise Pascal : après un engouement considérable, cette innovation a sombré par défaut d’organisation et de maintenance. Il est aussi dangereux de ne pas mettre d’entreprise dans une vieille administration. Il étudie comment les chemins de fer, énorme administration au début du vingtième siècle, ont été incapables d’offrir de nouveaux services et tarifs pour réagir au développement de l’automobile. La façon dont il traite ces deux exemples aurait fait les délices de l’École de Paris. Il aime aussi les métaphores frappantes, comme celle-ci : « Qu’on imagine la hiérarchie répartie sur le flanc d’une colline. Des ouvriers travaillent dans la vallée. Les gradés selon leur rang sont échelonnés le long de la pente, et selon ce qu’ils voient en dessous d’eux, donnent des avertissements ou des ordres. De temps en temps, chacun doit se retourner un instant vers son chef pour répondre à ses questions ou recevoir ses instructions. C’est parfait, mais comme c’est fragile ! Si chacun reste tourné vers l’amont à guetter ses chefs, à deviner leurs intentions, à parler pour se faire valoir, ne regardant vers le bas que rarement, et seulement pour se faire aider dans son attitude par ses inférieurs, tout le système est faussé ; chacun est à sa place, mais inverse ses préoccupations. Poussée à l’extrême, cette inversion aboutit à un régime de courtisans. » Les différents articles de ce numéro traitent de ce délicat dosage entre mouvement et permanence, entre entreprise et administration. Pour l’organisation de Mercedes Erra, la création est l’impératif premier. L’entreprise domine donc, avec une forte autonomie laissée aux acteurs. Mais il faut aussi assurer une cohérence dans le temps et dans l’espace entre les projets des créateurs, et donc les administrer intelligemment. Intel doit vendre par millions ses puces et affirmer sa puissance envers les fabricants, bref faire régner l’ordre dans ses territoires. Mais elle doit aussi innover, jusqu’à remettre en cause le business model du moment. Robert Burgelman explique la façon ingénieuse dont Andy Grove règle ces rapports entre fonctionnement en puissance et invention. Serge Vallemont, qui a développé un rare savoir-faire en matière de réformes de l’Administration, a presque réussi celle conduisant à une fusion entre corps des Ponts et corps du Génie rural. Mais tout a dérapé lorsque l’impatience des politiques a prévalu. François Léo leur aurait dit qu’il fallait gérer avec modestie les organismes immenses et tenir compte de leurs propriétés « administratives ». Michel Hervé a, lui, son idée pour régler les rapports hiérarchiques en évitant les dérives courtisanes. C’est ce qu’il appelle la démocratie, qu’il met en place avec une ingénierie très soignée : il sait qu’il ne suffit pas d’avoir des idées généreuses, encore faut-il les administrer de façon rigoureuse... (1). François Léo, Le bon sens administratif, introduction d’Ernest Mercier, Editions littéraires de France, Paris 1940. (J’ignore où se procurer l’ouvrage, mais on pourra se reporter au compte rendu de Michel Matheu et lire de bonnes feuilles à http://www.procomptable.com/Humour/humourcontroleinterne.htm)
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