Exposé de Victor Mabille et Arthur Neveu

Victor Mabille : Dans le cadre de notre mémoire de fin d’études au Corps des Mines, nous nous sommes interrogés sur le retour du protectionnisme dans le monde, en particulier depuis l’élection du président Trump aux États-Unis, qui accuse certains États, au premier rang desquels la Chine, de tricher avec les règles du commerce international. Nous avons donc voulu savoir dans quelle mesure ce revirement pouvait impacter la vie des entreprises françaises. En rencontrant des industriels concernés par cette remise en cause des principes fondamentaux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), nous avons constaté que leur vision de la Chine, considérée comme “l’usine du monde” depuis plusieurs décennies, avait, elle aussi, profondément évolué. En effet, depuis quelques années, ce pays s’est considérablement libéralisé sur le plan économique. La question est alors de savoir si c’est une bonne nouvelle pour nos entreprises.

Il y a un siècle, la Chine était tombée dans une situation de dominée quasi totale, du fait des “traités inégaux” imposés par les Occidentaux au sortir des guerres de l’Opium. Après une guerre civile ravageuse elle a retrouvé, sous le règne de Mao Zedong, son indépendance politique, mais est demeurée un pays peu industrialisé avec une économie très en retard. Aujourd’hui, la situation a radicalement changé et le Global Times of China peut fièrement affirmer que : « La crise de la Covid-19 met en lumière toutes les failles et faiblesses accumulées par l’Occident. L’épuisement de sa capacité à diriger la globalisation est désormais évident. Aujourd’hui, émerge une force de globalisation clairement constructive, imprégnée des caractéristiques chinoises. »

Quarante ans après être sortie de sa révolution Culturelle fratricide, c’est désormais la Chine qui vient en aide aux pays européens, en envoyant par exemple des experts médicaux en Italie pour l’aider à affronter la crise sanitaire ou en rachetant le port autonome du Pirée en Grèce.

La nouvelle économie chinoise

Arthur Neveu : La libéralisation de l’économie chinoise a commencé dans les années 1980, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, numéro un de la République populaire de 1978 à 1992. Ce fut l’ère du socialisme de marché en Chine. Passant outre la doxa communiste, Deng Xiaoping affirmait : « Peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, s’il attrape la souris, c’est un bon chat. » Pour la première fois en Chine, des dirigeants montraient ainsi que leur priorité n’était plus l’idéologie, mais le développement du pays.

En 2001, sous la présidence de Hu Jintao, la Chine a rejoint l’OMC, franchissant ainsi une nouvelle marche. Le but affiché était très clair : il s’agissait d’inviter les entreprises étrangères à s’installer en Chine, celle-ci ayant parfaitement compris qu’elle avait tout intérêt à lancer son développement économique en devenant l’atelier du monde” grâce à une main-d’œuvre docile, bien formée et bon marché. Cette vision, pertinente dans les années 2000, a entraîné des délocalisations massives d’entreprises occidentales vers la Chine, accompagnées de transferts de technologies non moins massifs, imposés par le gouvernement chinois comme condition à leur implantation. Le moteur de la phase de développement des entreprises chinoises a donc été une “économie de copie”, visant en particulier les méthodes de production et de management occidentales.

Depuis 2013 et l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, une nouvelle période s’est ouverte, marquée par l’affirmation du pays à l’international ainsi que par le développement de champions industriels. Aujourd’hui, ce ne sont plus les entreprises étrangères qui assurent la majeure partie de la production en Chine, mais des entreprises locales indépendantes, qui s’affranchissent de nos technologies en développant les leurs – ces dernières n’ayant plus rien à envier aux nôtres, voire les surpassant.

En parallèle, s’est développée une classe moyenne aisée, désireuse de vivre selon les standards occidentaux, ce qui change la donne pour nos entreprises. Si, naguère, elles venaient en Chine profiter d’une main-d’œuvre à bas coût, elles y viennent désormais pour bénéficier des possibilités d’un large marché mature.

Quelques chiffres

Plus qu’un pays, la Chine est un continent dont la population globale est trois fois plus importante que celle de l’Europe – deux fois plus si l’on met de côté sa population rurale. Elle affiche par ailleurs un dynamisme que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Si les deux plus grandes villes au monde sont Delhi (en Inde) et Shanghai (en Chine), cette dernière est de loin celle qui affiche le plus fort taux de développement.

Par ailleurs, si les courbes de croissance du PIB aux États-Unis et en Europe sont, selon la Banque mondiale, quasiment parallèles depuis 1990, celle de la Chine, partie d’un niveau insignifiant à cette époque, les a dépassées depuis 2018. De son côté, une étude du think tank américain Brookings Institution montre que, parmi les 25 villes mondiales affichant la plus forte croissance, mesurée selon de multiples critères, 13 sont chinoises.

Pour une entreprise désireuse de s’y implanter, les atouts de la Chine – tels qu’ils ressortent de nos entretiens avec les dirigeants que nous avons rencontrés – sont désormais : la taille de sa population, de plus en plus riche et désireuse de consommer ; la qualité de son capital humain, bien formé et compétent ; et l’adoption massive des nouvelles technologies, domaine avec lequel les Chinois, beaucoup plus connectés que les Occidentaux, ont l’habitude de vivre quotidiennement.

Aujourd’hui, il nous faut donc voir la Chine comme un pays en croissance continue et comme un marché pleinement développé, parfaitement intégré à l’économie mondiale. Nous devons oublier les clichés dépassés la décrivant comme une usine du monde à bon marché, comme nous avons dû naguère revoir nos préjugés sur le Japon des années 1970, puis la Corée des années 1990.

Deux types de secteurs développés

En Chine, cohabitent deux systèmes parallèles fonctionnant de façons différentes, en particulier en ce qui touche à l’organisation de la concurrence.

Dun côté, nous trouvons le capitalisme d’État, celui des industries lourdes qui ont acquis leurs technologies par l’intermédiaire du dispositif légal des joint-ventures. Ce dispositif impose aux entreprises occidentales souhaitant s’implanter dans le pays de sassocier à un partenaire chinois, comme ce fut le cas pour Peugeot ou Alstom. Par ce biais, les partenaires chinois ont pu copier aussi bien les propriétés intellectuelles des Occidentaux que leurs méthodes de management, qu’ils ont ensuite déployées dans leurs entreprises, en étant, pour ce faire, largement soutenus par les aides publiques. Ces entreprises, désormais matures, dépendent cependant toujours beaucoup des subventions généreuses de l’État et, en leur sein, perdure une forte empreinte du Parti communiste chinois.

De l’autre côté, nous trouvons des entreprises technologiques innovantes – au premier rang desquelles se trouvent les BATX1 – qui se développent dans des écosystèmes n’ayant rien à envier à la Silicon Valley et qui se sont imposées grâce au blocage de l’accès à la Chine aux entreprises étrangères potentiellement concurrentes. Ainsi, le gouvernement chinois a posé, pour s’implanter sur son territoire, des conditions tellement inacceptables à Google que ses services y sont devenus inaccessibles, ce qui a largement contribué au développement de Baidu, le moteur de recherche concurrent local.

Un autre exemple typique est celui du secteur des batteries, qui constituent jusqu’au tiers du prix d’un véhicule électrique. L’État chinois accordait une forte subvention aux particuliers pour l’achat d’un tel véhicule à condition que la batterie soit d’origine chinoise. Cette mesure a évidemment dopé ce secteur et favorisé le développement de start-up innovantes. Aujourd’hui, la Chine fournit 90 % des batteries du marché mondial. Les entreprises chinoises concernées étant dorénavant en situation de quasi-monopole, cette subvention, très généreuse à l’origine, a été abandonnée en 2020.

Ce second modèle de développement est évidemment beaucoup plus innovant et donc plus attractif que le premier, qui reste marqué par un management traditionnel peinant à recruter les talents, davantage séduits par des conditions de travail à l’occidentale.

Le paradigme chinois actuel est donc très différent de l’imagerie stéréotypée à laquelle nous avons été habitués. La Chine a développé parallèlement une industrie locale largement traditionnelle et un écosystème innovant et dynamique. Dans les deux cas, elle n’est quasiment plus dépendante des Occidentaux. Dans un contexte où il ne s’agit plus de conquérir un marché chinois tout en protégeant sa technologie, mais de faire face à une concurrence locale performante, la question qui se pose aux entreprises françaises est de savoir quel avenir elles peuvent encore avoir en Chine.

Une révolution juridique

Les blocages juridiques qui entravaient naguère l’implantation des entreprises étrangères en Chine semblent aujourd’hui révolus.

La première évolution juridique notable porte sur les joint-ventures, imposées dans certains secteurs et au sein desquelles le partenaire chinois devait obligatoirement être majoritaire. L’objectif de cette disposition légale était, très clairement, de permettre aux salariés les plus prometteurs du partenaire chinois de se former aux pratiques et techniques occidentales en les envoyant deux ou trois ans dans les usines et centres de recherche de la joint-venture. À terme, ces salariés revenaient dans leur entreprise d’origine pour y mettre à profit les connaissances acquises. Du point de vue des entreprises chinoises, ces joint-ventures n’étaient donc pas les centres de production qu’elles représentaient pour leurs partenaires étrangers, mais bien des lieux de formation, et ce, aux dépens des Occidentaux qui ont ainsi préparé, parfois naïvement, leurs futurs concurrents.

Aujourd’hui, leur personnel étant suffisamment compétent, la plupart des entreprises chinoises n’ont plus besoin de cette pratique. Cette disposition légale est donc devenue obsolète. D’une liste restrictive de secteurs ouverts, tel celui du luxe, que les Chinois ne souhaitaient pas développer chez eux, ils sont passés, depuis le 1er janvier 2020, à une liste de secteurs particuliers qu’ils entendent se réserver. Actuellement, une entreprise étrangère qui souhaite s’implanter dans le pays n’a donc plus l’obligation, en dehors de ces secteurs protégés, de créer une joint-venture. Cela constitue une véritable révolution pour les entreprises étrangères, dont la première inquiétude était de trouver un partenaire chinois de confiance. BMW a ainsi été la première à annoncer que, dès 2022, elle rachèterait les parts de son partenaire chinois, mettant fin à leur joint-venture pour devenir pleinement indépendante. La question de la préservation des technologies sensibles ne se pose donc plus avec la même acuité.

La protection de la propriété intellectuelle constituait un autre point de blocage majeur. Quand une économie est basée sur la copie, cette question est bien évidemment éludée par le gouvernement du pays bénéficiaire. Pour autant, en 2019, la Chine a déposé environ 58 000 brevets, soit plus que les États-Unis cette même année. Les entreprises chinoises, au premier rang desquelles Huawei, réclament donc à leur tour une protection de leur gouvernement et l’obtention des dommages et intérêts qui découleraient d’une atteinte à leurs droits. De ce fait, nos entreprises vont bénéficier elles aussi de ces dispositions. En effet, avant le 1er janvier 2020, les tribunaux locaux étaient seuls compétents pour trancher ce type de litiges et comme les dommages et intérêts qu’ils pouvaient accorder étaient plafonnés à environ 75 000 euros, cela ne constituait qu’une somme négligeable au regard des préjudices généralement subis par les entreprises occidentales. Dorénavant, c’est la Cour suprême de Pékin qui est seule compétente et les dommages et intérêts ne sont plus plafonnés. Valeo, première entreprise française à bénéficier de cette réforme, a ainsi touché plus d’un million d’euros aux dépens de son adversaire chinois. À travers cette décision, la Cour a envoyé un message fort à tous les contrefacteurs potentiels, les avertissant que les pratiques avaient changé.

Afin d’améliorer son image à l’étranger, la Chine s’affiche aujourd’hui comme un bon élève qui respecte les règles du commerce international, en faisant tomber une à une ses barrières traditionnelles, devenues inutiles. À l’inverse, les Américains se rendent douloureusement compte que la Chine, que leur président accuse en permanence de tricher, a changé et qu’elle est désormais devenue leur principal concurrent, de taille et de technologies comparables, sur leur propre marché. Le Salon international des importations de Shanghai est la vitrine de cette révolution pour le reste du monde.

Si la Chine affiche de la sorte cette attractivité nouvelle, c’est qu’elle a maintenant les moyens de résister à la concurrence occidentale. Cela signifie alors que, pour nos entreprises, il ne sera sans doute plus aussi avantageux de s’y implanter, le pays étant devenu un marché mature parmi d’autres.

Une libéralisation uniforme ?

Victor Mabille : Pour illustrer notre analyse, nous avons classé les différents secteurs de l’économie chinoise en quatre catégories, chacune portant sur un aspect de la libéralisation en cours. Pour cela, nous avons pris en compte, d’une part, leur importance stratégique au regard des autorités chinoises et, d’autre part, la part de production locale qu’elles comportent.

La catégorie dite ouverte est la première d’entre elles. Dans ce cas de figure, il est facile pour les Occidentaux de s’implanter en Chine, sans craindre ni mesures protectionnistes ni concurrents locaux susceptibles de les supplanter à terme. Typiquement, il s’agit de secteurs comme celui du luxe, le marché chinois représentant en la matière un tiers du marché mondial. Les entreprises françaises comme LVMH ou Hermès y sont solidement implantées, à la fois parce que le prestige de leur marque joue énormément dans le choix des consommateurs chinois et parce qu’il n’y a pas d’intérêt, et donc pas de stratégie, de la part du gouvernement chinois pour un développement national de ce secteur. Outre le luxe, il existe d’autres secteurs dans lesquels il reste possible pour les Occidentaux de réaliser des affaires tout à fait normalement.

La deuxième catégorie est celle des secteurs que nous appellerons en développement. Ils sont caractérisés par le fait que le gouvernement chinois les intègre dans un plan de développement à terme. Le secteur de l’aéronautique en est l’illustration : dans le plan quinquennal Made in China 2025, la Chine déclare expressément qu’elle souhaite développer des champions nationaux de l’aéronautique capables de faire face à Boeing et à Airbus. Les acteurs locaux vont donc tenter, afin de rattraper leur retard technologique avéré dans ces secteurs, de siphonner les technologies des acteurs occidentaux présents sur le territoire chinois. Dans ce cas, la situation est semblable à celle qui prévalait dans les années 2000, avec des contraintes juridiques fortes pour les entreprises désireuses de s’implanter localement, tel le fait d’imposer la création de joint-ventures et les transferts de technologies.

La troisième catégorie concerne des secteurs que nous qualifions de saturés, c’est-à-dire les secteurs en développement qui ont abouti, avec des acteurs locaux devenus matures sur un marché entièrement libéralisé. Si la Chine parvient à construire un concurrent crédible aux avions de Boeing ou d’Airbus, ces derniers seront alors évincés au profit d’acteurs locaux. Il en va de même pour le secteur emblématique de l’automobile, eldorado qui a attiré en Chine tous les constructeurs du monde qui vont inéluctablement se faire refouler, hormis sans doute les hauts de gamme allemands et Tesla. On peut également considérer qu’un tel secteur est un marché ouvert avec une forte concurrence d’entreprises locales parfaitement en mesure de faire face aux entreprises occidentales. Ces secteurs étant dorénavant développés et la Chine n’ayant alors plus besoin de son arsenal de contraintes juridiques et législatives, la libéralisation du marché devient la norme. Or, la progression naturelle des secteurs en développement menant à une saturation, l’avenir est relativement sombre pour les entreprises occidentales, point sur lequel nous allons revenir plus loin.

La dernière catégorie, dite stratégique, concerne les marchés ayant trait à la souveraineté et à la défense nationale du pays, totalement fermés aux étrangers. Ces secteurs sont verrouillés par des contraintes gouvernementales, sortant du champ économique et sans évolution prévisible. Ce sont évidemment les secteurs de l’armement, mais également ceux des services numériques et des réseaux. Google, Uber, Facebook, YouTube et autres GAFA américains sont ainsi inaccessibles en Chine et remplacés par leurs succédanés locaux.

À ce stade, il peut être intéressant de comparer le secteur aéronautique et le secteur ferroviaire, dans lesquels deux entreprises européennes, Airbus et Alstom, sont très présentes. Le secteur aéronautique est le parangon du secteur en développement dans lequel la Chine accuse encore un retard important sur les Occidentaux, retard que le gouvernement chinois entend combler au plus vite. Airbus y fait face à Comac, le champion national chinois qui ambitionne de lui faire concurrence, mais n’en a pas encore les moyens. En revanche, le ferroviaire entre dans la catégorie des secteurs saturés, la Chine ayant déjà des acteurs nationaux performants et la libéralisation y étant déjà effective, ce qui peut laisser penser que la Chine ne se libéralise que lorsqu’il n’y a plus de concurrence occidentale sur un créneau donné.

Malgré les limites de l’exercice, nous avons tenté de quantifier le degré de libéralisation juridique du secteur aéronautique en le comparant au secteur ferroviaire. Ainsi, dans le premier cas, 12 conditions légales contraignantes sont imposées à Airbus alors que dans le second, Alstom, confronté au Chinois CRRC, n’en subit que 2. La part des entreprises chinoises dans l’aéronautique est inférieure à 5 % alors qu’elle est de près de 100 % dans le ferroviaire, quasiment tous les contrats étant remportés par les acteurs nationaux. Dans le premier secteur, les exportations annuelles s’élèvent à seulement 4,6 milliards de dollars, tandis que les importations atteignent 30,7 milliards de dollars. Dans le second, les rapports s’inversent, les exportations s’élevant à 13,3 milliards de dollars contre 0,79 milliards de dollars pour les importations. Alstom est ainsi en grande difficulté, non seulement en Chine, mais également sur d’autres marchés, CRRC remportant des contrats à l’exportation, notamment en Europe de l’Est et en Amérique du Sud.

Y a-t-il un espoir pour les entreprises françaises ?

Les marchés chinois se libéralisent, certes, mais surtout parce qu’ils sont désormais saturés et n’ont plus besoin de siphonner les technologies occidentales. Y a-t-il donc encore un espoir pour les entreprises françaises désireuses de s’implanter en Chine ? La réponse reste positive, même si cet espoir est dorénavant relativement mince.

Parmi les industriels que nous avons rencontrés, certains étaient pessimistes, car ils pâtissent du protectionnisme chinois, alors que d’autres étaient en revanche satisfaits de leur situation, car ils bénéficient de la libéralisation en cours. Nous avons donc cherché à savoir, sans prétendre à l’exhaustivité, quels secteurs sont ouverts et sur quels critères les discriminer. Pour cela, nous avons identifié cinq catégories dans lesquelles des entreprises occidentales vivent de vraies success stories en Chine.

La première de ces catégories est celle de la santé et de la nutrition, soit l’industrie pharmaceutique avec Sanofi, ou l’alimentation avec Danone. Les entreprises françaises de ce secteur jouissent en Chine d’une image de marque assez semblable à celles du secteur du luxe. Depuis les années 1990, la Chine a en effet vécu une série de scandales sanitaires qui ont conduit les consommateurs locaux à se détourner des productions locales au profit de celles des entreprises occidentales. Cette défiance a poussé le gouvernement à établir un plan, baptisé Quality China 2030, dont le but est de renforcer ces domaines en Chine.

La deuxième catégorie est celle de l’énorme marché chinois du luxe, avec des marques prestigieuses comme Louis Vuitton ou Hermès, mais également Tesla, entreprise américaine de voitures électriques haut de gamme dont les consommateurs chinois sont particulièrement friands.

La troisième est celle des niches technologiques, où l’on trouve Valeo, équipementier automobile français qui s’appuie sur le marché chinois, et Orano, qui se positionne en amont et en aval du cycle nucléaire. Ce sont des marchés réduits en comparaison, pour l’un, de l’énorme marché automobile chinois et, pour l’autre, de celui très technologique des centrales nucléaires. De ce fait, ils ne souffrent pas du protectionnisme chinois.

La quatrième catégorie est celle des services aux entreprises, où prospèrent en particulier Capgemini et Aden Services.

Enfin, la dernière catégorie est celle du divertissement, où le succès de Virtuos, société française de sous-traitance de jeux vidéo, est spectaculaire, quoique peu connu du grand public.

Pourquoi de tels succès ?

En premier lieu, l’image prestigieuse de certains produits occidentaux met ces derniers à l’abri de la concurrence chinoise, parfois discréditée. La performance d’Isigny Sainte-Mère illustre ce point de façon remarquable, l’entreprise ayant su tirer le meilleur parti, en 2008, du scandale sanitaire des laits infantiles frelatés en Chine, qui ont tué 6 nourrissons et en ont touché 300 000. Cette coopérative normande de produits laitiers, qui produit essentiellement du beurre, de la crème, du fromage et du lait infantile, a alors connu un développement fulgurant sur le marché chinois, en bénéficiant de la défiance des consommateurs envers leurs producteurs nationaux. Ce succès a été d’une ampleur telle que les produits d’Isigny Sainte-Mère représentent aujourd’hui 5 % des importations de laits infantiles en Chine, ces dernières constituant désormais la moitié de la consommation chinoise. Cette manne inespérée résulte également d’une coopération particulièrement fructueuse entre Isigny Sainte-Mère et Biostime, son distributeur chinois, à tel point que ce dernier a récemment pu entrer au capital de l’entreprise française avec une participation minoritaire.

Très différente de cette première success story, celle de Tesla est également digne d’intérêt. L’énorme succès du constructeur américain en Chine, qui s’est encore accentué depuis le déconfinement qui a suivi la crise de la Covid-19, s’explique en partie par l’ouverture, en janvier 2019, de la gigafactory Tesla à Shanghai, l’une des trois que le constructeur possède dans le monde. Cette usine n’est pas qu’une simple unité de production, car elle repose sur des équipes de conception et de design dont les membres sont majoritairement chinois. Alors que la gigafactory implantée au Nevada a connu d’importantes difficultés, celle de Shanghai est une vraie réussite, ce qui montre que la Chine n’est aujourd’hui plus seulement un marché de consommateurs à conquérir, mais bien un réservoir de compétences hautement qualifiées. En effet, nombre de savoir-faire industriels et technologiques sont désormais présents en Chine alors qu’ils tendent à se raréfier dans un Occident de plus en plus désindustrialisé. Outre l’appétence du marché chinois pour les automobiles occidentales haut de gamme à l’image prestigieuse, la disponibilité de ce capital humain de haut niveau est l’autre raison du succès de Tesla dans ce pays.

Alors que Renault ou Peugeot connaissent beaucoup de difficultés en Chine et souffrent de la concurrence des constructeurs locaux, Valeo consolide sa place et profite pleinement de la libéralisation, bien que n’étant pas sous statut de joint-venture. Son succès s’explique par l’absence de volonté du gouvernement chinois de conquérir le marché de l’équipement automobile, qui constitue de fait une niche technologique.

Aden Services, entreprise spécialisée dans le service aux entreprises – la restauration, le nettoyage, la sécurité et l’entretien – représente le plus grand succès d’un entrepreneur français en Chine. Créée à la fin des années 1990 au Vietnam avec 100 % de capitaux français, cette entreprise emploie aujourd’hui 25 000 salariés en Chine et se diversifie dans des secteurs comme la transformation numérique ou l’environnement. Ses principaux clients sont les entreprises étrangères implantées en Chine, telles EDF, Vinci ou Air Liquide. Comme pour Valeo, les raisons du succès d’Aden Services tiennent au fait qu’il n’existe pas de concurrent chinois dans ce domaine. Par ailleurs, comme la plus-value de l’entreprise repose sur l’accumulation à long terme de connaissances sur son secteur – ce qui est également le cas pour Capgemini –, le transfert de son savoir-faire est très difficile et la met à l’abri de tout siphonnage technologique, ce dont ne peuvent se prémunir Boeing ou Airbus.

Comment identifier les secteurs ouverts ?

De ces exemples que nous venons de présenter, il ressort que le succès de ces entreprises françaises dépend en particulier de deux facteurs clés : la taille de leur marché en Chine et la difficulté pour les entreprises chinoises à égaler la qualité de leurs produits et services. En première analyse, on peut donc avancer que, pour qu’un secteur puisse être qualifié d’ouvert, il doit présenter au moins l’une de ces caractéristiques.

C’est l’absence de volonté du gouvernement chinois de développer des technologies analogues en les imitant qui a prémunit Valeo et Orano contre de potentiels concurrents locaux et leur a permis de bénéficier de marchés de niche, principal critère de leur succès.

Dans les cas de LVMH, Hermès, Tesla, Isigny Sainte-Mère et Danone, qui sont positionnées sur l’ensemble du vaste marché chinois, c’est l’impossibilité pour les entreprises locales de reproduire la qualité et la notoriété de leurs produits qui les met à l’abri de toute concurrence. Bien que le marché soit immense, c’est le second critère qui prévaut dans les raisons de leur succès.

Enfin, les entreprises de sous-traitance ou de services, telles Capgemini, Aden Services ou Virtuos, bénéficient simultanément des deux avantages que sont une taille réduite et un savoir-faire difficilement reproductible.

Un secteur positionné sur un vaste marché et reposant sur des techniques occidentales aisément reproductibles par les entreprises chinoises serait nécessairement amené à être très vite saturé. Les entreprises occidentales qui y seraient encore présentes seraient donc confrontées à une concurrence intense, au risque d’en être rapidement évincées.

Petit guide à l’usage des entreprises françaises

En résumé, pour s’implanter en Chine une entreprise française devrait donc :

identifier un secteur ouvert, c’est-à-dire présentant au moins une des deux caractéristiques évoquées ci-dessus ;

jouer sur l’image de marque européenne et sur le prestige occidental ;

profiter de la neutralité européenne dans le contexte actuel de tension entre la Chine et les États-Unis pour s’implanter dans des secteurs liés à la souveraineté ;

si cette entreprise possède une avance technologique : - la conserver par l’innovation ; - se prémunir contre la fuite de ses technologies en évitant les joint-ventures ;

miser sur le capital humain et le savoir-faire chinois ;

dans le cas d’une joint-venture, s’appuyer sur une coopération d’égal à égal avec le partenaire chinois en traitant la Chine non plus comme l’usine du monde, mais comme un pays pleinement développé.

La Chine se libéralise, mais cela ne signifie pas pour autant que cela se fera à l’avantage des entreprises occidentales, la plupart des marchés libéralisés étant déjà saturés ou en passe de l’être à court terme. L’espoir reste toutefois permis à la condition de bien identifier au préalable les secteurs où l’on souhaite s’implanter.

La véritable question pour une entreprise française n’est donc plus de savoir comment s’implanter en Chine, mais bien de trouver comment protéger son propre marché, national et à l’international, contre une concurrence chinoise désormais en plein essor.

1. Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi – équivalents chinois des GAFA.

Débat

Entre naïveté et lucidité

Un intervenant : Quelles ont été les réactions des entreprises à qui vous avez communiqué ce travail ?

Arthur Neveu : Tout dépend du secteur où se situent ces entreprises et des déboires ou des succès qu’elles rencontrent en Chine. Des entreprises comme Peugeot ou Alstom en sont à regretter aujourd’hui certains choix qu’elles ont faits naguère, qu’avec le recul, elles jugent trop naïfs. De fait, le directeur du centre de recherche d’Airbus à Pékin nous disait qu’il ne faut certes pas être naïf sur la question de la protection des hautes technologies propres à l’entreprise. Dans ce centre de recherche, le choix fait par Airbus est de travailler dans des domaines, tel celui de la 5G, où ses partenaires chinois sont très avancés. À l’inverse de Peugeot ou d’Alstom, Airbus ne se situe plus dans une relation de producteur occidental à distributeur chinois, dans laquelle ce dernier finit par rafler toute la mise. Le constructeur européen a ainsi fait le choix de traiter d’égal à égal avec ses partenaires chinois, chacun trouvant intérêt à apporter sa part de technologie dans le cadre d’une relation durable. Airbus est très lucide et sait que, malgré les déboires récents de Comac pour sortir un concurrent crédible à l’A320, la situation évoluera. Néanmoins, en attendant que cette concurrence locale apparaisse, la demande du marché chinois est telle qu’Airbus estime avoir encore de beaux jours devant elle en Chine.

Int. : L’ajustement des modes de management européens aux habitudes chinoises peut-il être un frein pour nos entreprises ?

Victor Mabille : Les deux types de management, occidental et traditionnel, cohabitent. Les entreprises chinoises du secteur privé ou les start-up, de même que les filiales des entreprises étrangères, sont plus américanisées et pratiquent un management généralement assez participatif. En revanche, dans les entreprises du secteur public, le management chinois est très dur, très imprégné de confucianisme. Le chef a tous les pouvoirs, doit être obéi et ne peut être remis en cause. Dans certains secteurs, tel le BTP, le management traditionnel très dur permet d’avancer très rapidement, alors que dans les secteurs très technologiques et innovants, c’est le management à l’américaine qui est prédominant. En fait, la Chine sait tirer le meilleur parti des deux styles.

Une stratégie chinoise très agressive

Int. : Existe-t-il en Chine l’équivalent d’un Commissariat général au Plan pour veiller à la bonne mise en œuvre des orientations stratégiques du gouvernement et favoriser les exportations ?

V. M. : Il y existe de nombreux plans quinquennaux, héritages de l’époque maoïste, sur quantité de sujets, dont l’énergie et la santé. et leur application est surveillée par de multiples organismes de contrôle. Les Chinois sont attachés à ce système, car ils considèrent que c’est lui qui a permis l’essor spectaculaire que l’économie du pays a connu.

Int. : Qu’en est-il de l’usage des normes ?

A. N. : C’est très important pour la Chine. Cela se révèle par sa stratégie très agressive au sein des organisations internationales. L’exemple de la 5G est révélateur. Si la 4G est un standard qui a été défini par les seuls Occidentaux, la 5G est un standard qui a été développé par Huawei et, à l’avenir, quand tous les smartphones du monde seront équipés d’une puce 5G, c’est cette entreprise qui engrangera les royalties. Les entreprises françaises, habituées à travailler avec des normes étrangères, craignent cependant, comme Airbus, que du fait de la guerre entre la Chine et les États-Unis, elles soient obligées de proposer des produits différents sur l’un et l’autre marchés.

V. M. : La libéralisation de la Chine n’est pas achevée et, dans certains secteurs, les normes restent très classiquement utilisées au profit du protectionnisme national.

Int. : Comment les entreprises étrangères rapatrient-elles leurs bénéfices ?

V. M. : Historiquement, le yuan a toujours été très contrôlé et la surveillance des mouvements de capitaux reste très protectionniste, les entreprises devant faire de multiples demandes avant de pouvoir les rapatrier. Cependant, en 2010, la Chine a lancé une politique d’internationalisation de sa monnaie, dont on attend de voir les effets.

Int. : Comment les entreprises étrangères désireuses de s’implanter en Chine parviennent-elles à négocier entre les autorités centrales et locales ?

A. N. : Les entreprises qui réussissent sont celles, nous a-t-on dit, qui ont le moins de contact avec elles et, en particulier, avec l’administration centrale ! Les questions économiques se traitent surtout à l’échelle locale, telles les subventions à l’industrie lourde, et il existe même des concurrences entre régions. Quant aux entreprises étrangères qui sont sur des marchés de niche, elles prennent bien garde à être les plus discrètes possible afin d’éviter d’éveiller l’intérêt des autorités centrales, toujours susceptibles d’ouvrir un plan de conquête de leur secteur d’activité. Elles se tiennent donc prudemment à l’écart de toute forme de marchés publics.

Int. : Quelle est la politique de la Chine en matière d’enseignement supérieur ?

Jacques Biot (ancien président de l’École polytechnique) : Les Chinois ont, dans ce domaine-là aussi, une vraie vision de long terme. Ils ont identifié l’enseignement supérieur et la recherche comme étant des activités stratégiques dans lesquelles ils se doivent d’être forts. Prenant bien conscience, plus tôt que les grandes écoles françaises, que l’enseignement supérieur est tiré par la recherche, ils ont lancé le classement de Shanghai, qui leur a permis d’établir une cartographie de ces activités au plan international et de s’y positionner. De la même façon que l’industrie chinoise enregistre quantité de brevets, les universités chinoises, qui sont de très grande qualité, publient massivement. C’est ce qu’a illustré la crise de la Covid-19 durant laquelle le gène du virus a été séquencé extraordinairement rapidement par les chercheurs chinois qui ont publié sur ce thème de nombreux articles de très grande qualité. Aujourd’hui, dans une démarche analogue à celle de Tesla, l’université de New York doit largement son rang international à l’activité de son campus de Shanghai, qui accueille très efficacement de nombreux étudiants chinois, par ailleurs très solvables. Le gouvernement chinois fait donc preuve d’une vraie stratégie visant à encore renforcer les universités les plus fortes.

LEurope, un enjeu pour la Chine ?

Int. : L’exterritorialité du droit américain, qu’Alstom et BNP Paribas ont subie, fait que le gouvernement des États-Unis peut sanctionner une entreprise française suspectée d’avoir traité, aujourd’hui avec l’Iran, demain, peut-être, avec la Chine. Pensez-vous que des entreprises comme Tesla ou Valeo, très implantées à la fois aux États-Unis et en Chine, puissent être obligées de choisir leur camp en raison des choix politiques américains ?

A. N. : Cette question n’a été abordée par aucun des industriels que nous avons rencontrés. Les États-Unis sont dans un tel état de déséquilibre de leur balance commerciale en faveur de la Chine, qu’il semble impossible qu’ils puissent rompre toute relation avec elle.

V. M. : Un spécialiste du conseil en innovation travaillant avec la Chine me disait que, selon lui, la puissance de la Chine dans l’économie mondiale est un contrepoids à l’exterritorialité du droit américain. Il ajoutait que cela pouvait être un élément positif pour les entreprises européennes en leur permettant de se libérer de ce carcan et en leur rendant un réel pouvoir de négociation, y compris face aux GAFA qui dominent l’Europe sans partage.

Int. : Existe-t-il alors une stratégie européenne face à cette libéralisation chinoise ?

A. N. : L’Europe ne parle malheureusement pas d’une seule voix sur ces questions économiques. La vision centralisatrice française selon laquelle l’État soutient des champions nationaux dans leurs grands projets est loin d’être partagée par des pays beaucoup plus libéraux, tels que les Pays-Bas. Les Chinois ne perçoivent donc l’Europe comme un tout qu’en alternative aux États-Unis. Pour le reste, ils traitent pays par pays. Cela laisse à l’Europe une grande marge de progression.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE