Heureux les pauvres en esprit

Une enquête menée par Valérie Guillard montre que, « pour les consommateurs, le terme sobriété évoque spontanément l’alcool, l’abstinence, la simplicité, le fade, l’ennui, ou encore le sérieux ». Clairement, la tâche va être rude si l’on veut, comme le préconise l’ADEME, « rendre la sobriété désirable » et créer « un imaginaire positif de la modération de la production et de la consommation de biens et de services ».

Pour y parvenir, on peut tout d’abord se tourner vers les philosophes de l’Antiquité. Diogène, dit-on, ne possédait qu’une écuelle et, voyant un jeune homme boire dans le creux de ses mains, il la jeta. Jusqu’alors, comme il ne possédait pas non plus de sac à dos, il devait continuellement porter son écuelle à la main quand il se déplaçait, ce qui finissait par être pénible, surtout quand il marchait longtemps. Cela montre bien que se débarrasser de ce que l’on possède rend la vie plus facile.

Sénèque, de son côté, explique à Lucilius qu’ « aisément on se procure ce que la nature réclame : la chose est à notre portée. C’est pour le superflu que l’on sue, c’est le superflu qui nous use sous la toge, qui nous condamne à vieillir sous la tente, qui nous envoie échouer aux côtes étrangères. Et l’on a sous la main ce qui suffit ! Qui s’accommode de sa pauvreté est riche ». En d’autres termes, la sobriété est désirable parce qu’elle nous évite de trop travailler et, au passage, nous dispense d’acheter du déodorant.

Être sobre dans nos consommations nous permettrait ainsi de gagner du temps libre et de répondre enfin aux objurgations de Paul Lafargue dans Le Droit à la paresse, ouvrage à la fin duquel il semble pressentir tout le bienfait qui en découlerait pour la planète : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers... »

Pour rendre désirable la sobriété, on peut aussi, tout simplement, se référer au sermon des Béatitudes, dans lequel Jésus déclare : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux. » Il ne s’agit nullement d’un hommage aux imbéciles, mais de l’invitation à adopter l’état d’esprit du pauvre, conçu comme le fait de ne pas être enfermé ou encombré par ce que l’on possède. La récompense promise – pas moins que le Royaume des Cieux – peut toutefois paraître un peu trop virtuelle, quoique Woody Allen fasse à cet égard, preuve de prudence : « Je ne crois pas en une vie future, mais je prendrai quand même des sous-vêtements de rechange. »

Dans une autre conférence, présentée à l’Académie des technologies, Valérie Guillard met en avant les bénéfices plus concrets que l’on peut tirer, dès ici-bas, de la sobriété. Par exemple, en optant pour le vélo au lieu de la voiture, on « met son corps en mouvement, on y gagne en bien-être physique et on se donne des moments où l’on est seul avec soi-même », ce dernier avantage étant particulièrement précieux dans notre société hyperconnectée.

Pour ma part, l’éloge de la sobriété que je préfère est un passage des Enfants du paradis, film de Marcel Carné réalisé d’après un scénario de Jacques Prévert, dans lequel le riche comte de Montray supplie sa maîtresse, Garance, de l’aimer pour lui-même. Et Garance de lui répondre : « Vous êtes extraordinaire, Édouard, non seulement vous êtes riche, mais encore vous voulez qu’on vous aime comme si vous étiez pauvre. Et les pauvres alors ? Soyez un peu raisonnable, mon ami. On ne peut tout de même pas tout leur prendre. » La sobriété permet d’aimer l’autre pour ce qu’il est et pour ce qu’il fait, plutôt que pour ce qu’il possède, et d’en être aimé en retour pour soi-même et non pour ses richesses. Est-il une meilleure façon de rendre la sobriété désirable ?