Le Journal de l'École de Paris - septembre/octobre 2007

L'obsession d'innover

septembre/octobre 2007

L'édito de Michel BERRY

« Il y a trois manières de se ruiner, disait le grand Rothschild : le jeu, les femmes - et les ingénieurs. Les deux premières sont plus agréables - mais la dernière est plus sûre. »1 Ce propos de Barenton rappelle combien l’innovation a longtemps été considérée comme risquée. Cela se comprend aux époques de relative stabilité, où l’on valorisait ceux qui géraient « en bons pères de famille », mais aujourd’hui, c’est ne pas innover qui est considéré comme une faute. Avec la saturation des besoins des consommateurs solvables, il faut créer de nouveaux besoins pour vendre : qui savait il y a quinze ans qu’on ne pourrait vivre sans téléphone portable, qu’on se perdrait sans GPS ou qu’on ne saurait plus se renseigner sans Google ? L’innovation crée des désirs qui font faire des affaires ; du moins l’innovation qui réussit. Si l’on rate son coup, on est menacé, comme avant. Ou plutôt c’est pire : les innovations jaillissent de partout et le consommateur-zappeur a tôt fait de s’enticher de nouveautés et de se détourner de l’entreprise dont il était client. Bref, ne pas innover tue, innover mal peut tuer encore plus vite. Mais comment innover juste ? Vaste question, que ce numéro peut aider à instruire. L’entreprise Google est emblématique de ces temps nouveaux. Elle n’existait pas il y a dix ans, et elle est aujourd’hui prospère, mondialement connue et domine son marché de manière écrasante. Elle est pourtant obsédée d’innover pour rester dans la course. Pour innover juste, elle a créé des rapports originaux avec ses clients et est fondée sur une organisation en petites équipes travaillant sur des projets courts et une gestion de l’estime qui entretient chez chacun l’envie de créer. On ne savait pas trop ce que voulait dire “art numérique” il y a vingt ans quand les frères Aziosmanoff ont fondé ART3000, pressentant que le numérique allait bouleverser la création artistique. Quand on avance dans l’inconnu, il faut des repères, et c’est le groupe de copains talentueux réunis dans l’association qui les a fournis : il a été pour chacun une source d’inspiration, un soutien dans les épreuves et un support de partage d’enthousiasme dans les conquêtes d’aujourd’hui. Pierre-Ange Le Pogam et Luc Besson se sont lancés pour faire un cinéma différent de celui d’Hollywood, sans hésiter pour autant à tourner en anglais des films français. Pour se confronter à la puissance d’Hollywood tout en risquant l’opprobre des Français, il valait mieux que les compères soient bien organisés. On verra, ici aussi, l’importance donnée à une organisation ramassée de gens compétents qui nourrissent à travers leurs projets, les films, une fierté collective, source d’une efficacité qui rend l’audace possible. Arnoud De Meyer, montre l’évolution vertigineuse qu’engendre l’internationalisation de la créativité. Si la Chine, l’Inde, le Brésil, la Malaisie, et bien d’autres, se mettent à devenir des acteurs majeurs de l’innovation, et si en outre ils ne respectent pas la propriété intellectuelle, où allons-nous ? On verra que l’Europe garde ses chances, mais à condition de prendre ses distances avec le vieux modèle hiérarchique pour savoir s’organiser en réseaux et se nourrir de la diversité. Ces exemples mettent en relief le besoin de valoriser des winners œuvrant dans des équipes dotées de degrés de liberté suffisants. Cela laisse dans l’ombre le sort des losers, question d’autant plus délicate, qu’au train où vont les choses, les winners ne sont peut-être que des losers en sursis et réciproquement, le vent tourne... 1. Auguste Detœuf, Propos de O. L. Barenton, confiseur (Éditions du Tambourinaire, 1948).
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