Le Journal de l'École de Paris - janvier/février 2005

Gérer en eaux troubles

janvier/février 2005

L'édito de Michel BERRY

Il conviendrait désormais de laver plus blanc que blanc dans les affaires ou la politique. Les scandales récents ont entraîné une prolifération de chartes éthiques, une aggravation des peines, un renforcement du pouvoir judiciaire, qui mettent en fort mauvaise posture ceux qui se font prendre. Une telle réaction est saine car les détournements des règles révélés par les scandales ont non seulement contrevenu à la morale, mais ont entraîné des catastrophes majeures qui ont emporté nombre de salariés et même de retraités (dans le cas d'Enron) innocents. Mais si elle vire à un intégrisme de l'éthique, ne risque-t-elle pas de conduire à une politique du bouc émissaire ? Il semblerait que dans certains sports celui qui ne prend aucun dopant est condamné à ne pas gagner, pendant que le destin des autres est d'être des héros ou des renégats selon qu'ils se font prendre ou non. De même, dans des contextes de forte concurrence, si les uns ont des pratiques douteuses, les autres ont le choix entre faire de même ou être éliminés du marché. C'est ainsi que Thierry Martin, mis en scène dans notre deuxième article, a ressenti les choses. Cet argument est connu, mais voici d'autres aspects du problème. On se scandalise lorsqu'une corporation pratique la grève du zèle, mais de quoi s'agit-il ? de l'application scrupuleuse des règles, preuve qu'un bon fonctionnement suppose de les contourner. Il est en effet fréquent qu'on n'arrive pas à trouver des règles assurant la vertu tout en permettant le mouvement, comme le rappelle Claude Riveline dans sa page Idées. Dans une récente soirée de l'École de Paris (La comptabilité peut-elle dire le vrai ? Matthieu Autret, Alfred Galichon, Gilbert Gélard, Colette Neuville, Alain Joly, Les Annales de l'École de Paris, Vol X), on a vu que la comptabilité ne pouvait dire le vrai ; on est donc toujours sous la menace d'une accusation de mensonge, selon l'optique de ceux qui jugent. L'article de François Lévêque à propos du droit de la propriété intellectuelle montre aussi qu'il n'existe pas de système qui permette le mouvement et la juste rétribution des inventeurs. Il faut donc savoir gérer en eaux troubles, en faisant la part entre les arrangements pour la bonne cause et les dérives délétères. C'est certes affaire d'expérience et de force d'âme, mais la rumination solitaire n'est pas la meilleure manière d'affronter les dilemmes éthiques comme le donne à penser l'article d'Alain Anquetil. Faire progresser l'éthique n'est alors pas seulement affaire de chartes et de menaces, mais aussi de dispositifs qui permettent une délibération suffisamment distanciée. On peut même rêver de dispositions rendant l'honnêteté rentable, selon la formule de Luca Meldolesi et Nicola Campoli. Nous avons en tout cas goûté leur approche pour faire "émerger" le travail au noir : nommer président d'une commission en charge de ce défi un professeur réputé pour ses écrits sur les méfaits du travail au noir, mais suffisamment avisé pour ne pas se lancer dans une chasse aux sorcières ; lui permettre de s'appuyer sur ses thésards, et non sur des fonctionnaires trop blasés ou trop rigides, pour aller à la rencontre des entreprises et voir comment elles peuvent sortir du non-droit, voilà une belle combinazione ! Jacques Barache nous a rappelé que ce terme signifie combinaison, c'est-à-dire construction solide entre des partenaires qui se sont bien compris et mis d'accord sur les finalités (Comment faire des affaires en Italie, Jacques Barache, Les Annales de l'École de Paris, Vol III). Les combinazione contre la combine, voilà une belle voie !
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