Le Journal de l'École de Paris - mai/juin 2008

Cultiver ses racines pour s'ouvrir au monde

mai/juin 2008

L'édito de Michel BERRY

On sait le triomphe universel du film La Marche de l'Empereur. Il raconte en effet une histoire dans laquelle chacun se retrouve : celle de la lutte pour la vie, ici dans un univers effrayant, par un perpétuel retour aux sources et en mêlant étroitement fidélité conjugale et soumission à une organisation collective. Après leur longue concentration annuelle pour la procréation, on voit à la fin du film les manchots s'égayer dans le vaste monde, comme si chacun allait vivre librement une aventure avant de revenir, à la date dite, au lieu d'origine. Les producteurs ont mis cependant longtemps à trouver des financeurs, à cause des risques du tournage mais aussi parce que cette histoire paraissait désuète : l'homme moderne devrait prendre ses distances avec ses racines pour devenir un citoyen du business village. Pourtant les articles de ce numéro montrent qu'on tire la force de ses racines et que cela permet de s'ouvrir d'autant plus facilement au vaste monde. Sébastien Dessillons et Thomas Maurisse, auteurs du mémoire sur les champions des pays émergents présenté dans le premier article, avaient été très impressionnés par les patrons qu'ils avaient rencontrés en Inde, notamment par la confiance qui les animait. Ce sont de grands financiers, qui dominent une technique jugée extraterritoriale, mais en même temps des personnes profondément attachées à une identité indienne débarrassée de tout complexe. Solvay est une entreprise mythique pour les physiciens – les congrès Solvay ont révolutionné la discipline –, mais pas seulement pour eux. Elle assume en effet depuis plus de 140 ans avec un succès durable son identité familiale. On verra la façon délicate dont elle fait profiter quelques start-ups de ses moyens, de ses réseaux et de son prestige, en respectant leur identité tout en comptant sur elles pour faire évoluer la vénérable maison. Richard Schomberg ne s'attendait pas à avoir autant de difficultés à collaborer avec ses pairs à San Francisco, lui qui est bilingue et binational. Mais il avait été marqué par son enracinement français, et la culture EDF, à un point qu'il ne soupçonnait pas. On verra comment il a fait une force de sa différence, et les leçons qu'il en a tirées pour ses collègues français : qu'ils assument leurs racines pour trouver des voies d'hybridations fécondes entre manière française et manière américaine. Danone cultivait depuis longtemps sa singularité(1), mais à l'occasion de menaces d'OPA, Franck Riboud a perçu à quel point celle-ci pouvait être une force. Il a alors été décidé de décliner la stratégie de l'entreprise et son organisation pour que chaque niveau cultive sa uniqueness. Le management qui en découle est incongru pour bien des manuels et ferait s'arracher les cheveux aux consultants qui aiment les standards mondialisés. Mais, d'une part, il rend une éventuelle prise de pouvoir externe particulièrement aventureuse, et d'autre part, il rend les dirigeants de tous les pays fiers de pouvoir faire une force de leurs singularités locales. En somme, il est bien vrai que les hommes ont tous les mêmes problèmes, et même en partagent certains avec les animaux : ceux de la société, de la vie, de la mort. Mais, loin d'être universelles les bonnes solutions sont extrêmement locales. Pour être de partout, il faut d'abord être de quelque part, professait avec à propos le provençal Marcel Pagnol. (1). Voir par exemple "Danone se raconte des histoires, une version latine du Knowledge Management", Benedikt Benenati, Franck Mougin, Journal de l'École de Paris n°55, septembre-octobre 2005.
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