Le Journal de l'École de Paris - novembre/décembre 2001

L'entreprise et la cité

novembre/décembre 2001

L'édito de Michel BERRY

Étranges relations que celles de l'entreprise et de la cité depuis la Révolution. L'entreprise est d'abord assimilée aux corps intermédiaires pourchassés par les révolutionnaires. Le code civil de 1804 rend impossible la création de sociétés commerciales importantes, et l'on trouve des obstacles analogues en Angleterre et aux États-Unis. Jean Philippe Robé montre que l'entreprise s'est quand même développée avec la révolution industrielle, mais en dehors du droit, comme en prenant le maquis. La création, presque subreptice, de la société anonyme allait permettre à l'entreprise d'accéder à une puissance considérable sans avoir pour autant d'existence juridique. Ce fait méconnu peut avoir des retombées redoutables, comme dans l'affaire Chausson, quand les salariés ne voient plus que la violence pour faire valoir leurs droits. On sait que la révolution industrielle a profondément transformé la France au XIXe siècle et s'est accompagnée d'une prolétarisation engendrant le bruit et la fureur. On connaît bien les dénonciations de Zola et les appels à la révolution de Marx, mais des utopistes ont cherché les conditions d'une harmonie entre l'entreprise et la cité. Le phalanstère de Charles Fourier, en illustration de ce journal, donnait des conditions précises pour y parvenir. En voici quelques exemples qui montrent l'ardeur planificatrice de Fourier : *Les revenus personnels pourront varier de 20 000 à 50 millions de francs. Les profits annuels sont répartis comme suit : 5/12 au travail manuel ; 4/12 aux actionnaires ; 3/12 aux connaissances théoriques et pratiques. Chacun pourra participer aux trois sortes de profits et les cumuler. La direction de la Phalange procure à tout membre pauvre la nourriture, le logement et l'habillement, sur la base de la troisième classe et lui verse ultérieurement le solde de ce qu'il a gagné, à concurrence du travail accompli. (…) Le centre du Phalanstère doit être affecté aux fonctions paisibles, aux salles de repas, de bourse, de conseil, de bibliothèque, d'étude. Dans ce centre sont placés le temple, la tour d'ordre, le télégraphe, les pigeons de correspondance, le carillon de cérémonies, l'observatoire, la cour d'hiver garnie de plantes résineuses et situées en arrière de la cour de parade. L'une des ailes doit réunir tous les ateliers bruyants (…) ; elle doit contenir aussi tous les rassemblements industriels d'enfants, qui sont communément très bruyants en industrie et même en musique. L'autre aile doit rassembler le caravansérail, avec ses salles de bal et de relations avec les étrangers, afin qu'ils ne gênent pas les relations domestiques de la Phalange. (…) Tous les quartiers de l'édifice nominal peuvent être parcourus dans une large galerie, qui règne au premier étage et dans tous les corps de bâtiment ; aux extrémités de cette voie, sont des couloirs sur colonnes, ou des souterrains ornés, ménageant dans toutes les parties et attenances du Palais, une communication abritée, élégante et tempérée en toutes saisons par le secours des poêles et des ventilateurs. (…) Les appartements (…) sont de vingt prix différents, depuis 50, 100, 150, etc. jusqu'à 1000, mais il faut éviter la progression consécutive continue, celle qui placerait au centre tous les appartements de haut prix et irait en déclinant, jusqu'à l'extrémité des ailes.* Il n'a jamais été réalisé, sauf à travers la version plus industrielle du familistère de Jean-Baptiste Godin, mais il a fait beaucoup débattre, notamment aux États-Unis où l'on comptait une quarantaine de communautés expérimentales en 1850. Aujourd'hui, l'entreprise a conquis la cité, puisqu'elle est considérée comme la principale pourvoyeuse de richesse et de dignité sociale : Jean Baptiste de Foucauld montre la détresse de ceux qui n'y ont plus leur place. Mais plus elle est centrale, plus elle est l'objet d'attentes qu'elle ne peut satisfaire. Elle risque alors de ressentir de plus en plus les inconvénients de ce décalage : les opinions s'émeuvent, les ONG s'en mêlent, les politiques interviennent, même les actionnaires commencent à se soucier du rôle social de l'entreprise, comme le montre François Fatoux. Non, ce n'est pas encore La fin de l'histoire annoncée en 1991 par le livre à succès de Francis Fukuyama.
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