Le Journal de l'École de Paris - mars/avril 2003

Le réveil des profanes

mars/avril 2003

L'édito de Michel BERRY

PROFANE : I (…). II. (1690) COUR : 1. Qui n'est pas initié à un art, une science, une technique, un mode de vie, etc. => béotien, ignorant. Expliquez-moi, je suis profane en la matière. 2. N. => non-initié. Un, une profane en peinture. "Le léger agacement du technicien devant le profane ". (Maurois). (Petit Robert) On longtemps considéré la science, la technique ou l'industrie comme trop sérieuses pour laisser les profanes s'en mêler : on les acceptait comme patients, usagers, à la rigueur clients, mais pas comme partenaires. Ce numéro montre pourtant que les choses pourraient changer. Les proches des enfants myopathes, se sentant rejetés par le monde médical, se sont organisés pour prendre en main les recherches sur ces maladies et lever des fonds. Ce fut le début d'une étonnante aventure, qui a donné une dignité aux malades et accéléré les recherches sur le génome. Pour Michel Callon et Pierre Lascoumes, cet exemple symbolise la (re)naissance de la recherche de plein-air, où des profanes concernés jouent un rôle central. Encore faut-il éviter, dit Guy Paillotin, que la rigueur scientifique ne recule au bénéfice de l'émotion. Ciments Calcia a eu une idée étrange, créer des concertations avec les riverains pour débattre du fonctionnement des cimenteries et leurs projets : n'était-ce pas encourager les récriminations ? En fait, selon Guillaume Jouët, les directions apprécient maintenant le dialogue qui s'est instauré, pendant que les perceptions des personnes extérieures ont évolué. Michel Vampouille explique ainsi comment, d'opposant radical aux industriels, il est devenu un élu écologiste voulant concilier développement économique et respect de l'environnement. Il n'y a pas si longtemps, on devait attendre patiemment que soit honorée sa demande d'une ligne téléphonique. En appelant les "réclamations", il valait mieux être poli pour ne pas susciter le " léger agacement du technicien devant le profane " dont parle Maurois. Mais voilà que cet usager soumis est devenu un client envahissant et même, c'est un comble, un connaisseur averti. Ce changement des rapports de force s'est traduit chez France Télécom par des bouleversements dont Franck Cochoy et Alexandre Mallard font la carte. Christian Tytgat pensait que, pour financer les projets qu'il voyait autour de lui, il devait se faire banquier. Mais un éducateur de rue pouvait-il inspirer confiance au monde de la banque ? Il avait certes déjà créé des fonds d'investissements, mais leur nom, les Cigales, n'était peut-être pas de nature à rassurer. Pourtant, après cinq ans d'obstination, il crée la Caisse solidaire du Nord-Pas-de-Calais qui soutient de nombreux projets d'économie solidaire. Son professionnalisme frappe aujourd'hui, mais il est évident qu'il n'aborde pas les problèmes d'investissement comme un banquier ordinaire. Voici la retombée peut-être la plus importante du réveil des profanes : pour se faire entendre des initiés, ils doivent s'instruire dans les matières de leurs interlocuteurs, jusqu'à devenir de vrais partenaires, mais ils gardent la marque des préoccupations qui les ont amenés à se mobiliser. Ils ouvrent ainsi les cercles d'initiés à des préoccupations nouvelles. C'est la vertu des forums hynrides, dispositifs entretenant des controverses entre spécialistes et profanes, que de permettre aux sociétés démocratiques de mieux affronter les défis d'aujourd'hui. Il plaît à l'École de Paris d'être un forum de ce type.
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