Le Journal de l'École de Paris - Mars/avril 2001

Demandez-moi l'impossible

Mars/avril 2001

L'édito de Michel BERRY

Le mot "routine" a une connotation positive en Américain et négative en Français. Pour un Américain, de bonnes "routines" assurent un fonctionnement huilé et garantissent que chacun sait ce qu'il a à faire. Les citations du Petit Robert ont une connotation tout autre : « Quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa moins mon esprit » (Rousseau.). « Vous qui ne savez rien, qui ne voulez rien, qui croupissez dans votre routine ! » (Zola). Et voilà comment des activités menées selon un ballet bien réglé chez les Américains peuvent marcher de guingois dans un pays où chacun aime à se prendre pour un génie. Mais qu'on demande l'impossible et vous allez voir ce que vous allez voir, palsambleu ! C'est ce qu'illustre ce numéro. Roger Godino nous fait partager son émerveillement devant l'ambition des membres d'Action contre la faim, association qu'il préside depuis peu. Des bac+5 de 28 ans partent au loin braver de nombreux dangers pendant trois ans parce qu'ils estiment impossible de laisser autant de gens mourir de faim. Cette association créée il y a 20 ans par quelques intellectuels français semble en phase avec le génie français, qui se manifeste notamment par le fait que son gouvernement est particulièrement délicat : « Demandez-nous l'impossible, d'accord, mais il nous faut des chefs qui nous méritent ! » Est-ce le rêve de fortune qui attire dans les start-ups ? Ce n'est pas si sûr. Le débat entre Jean Ferré, Pascal Héron, Bernard Maître et Marc de Scitivaux, montre d'ailleurs qu'au jeu de la nouvelle économie, les jack-pots seront rares. Plus d'un créateur affirme : « Je suis parti dans une start-up et vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux ». Il faudra se battre, traverser des murs, prendre des risques personnels, disent-ils, mais pour de belles raisons : briser les routines, créer un nouveau monde, partager une aventure. Ce n'est peut-être pas si différent du rêve de ceux qui se lancent dans l'humanitaire. Pour Philippe Boulin, l'implication d'Empain-Schneider dans le nucléaire a démarré par un coup de foudre devant les plans d'une centrale : « Ça, c'est notre métier ! » s'est exclamé un comité de direction en 1952. Tout y était : les défis métallurgiques, d'usinage, de mise en forme, de qualité. Et aussi des paris audacieux pour fixer les prix des centrales et la montée en charge de la fabrication. Plus d'une quinzaine d'anciens du nucléaire sont venus à la séance du séminaire. On pourrait y voir une manifestation des nostalgiques du "lobby nucléaire" de suspecte mémoire, mais ces visiteurs se sont plutôt donné le mot pour venir communier autour de leur ancien patron en se remémorant une aventure extraordinaire dont l'opinion n'a guère perçu le geste enthousiaste. Après les tempêtes de décembre 99, la mobilisation d'EDF a été exceptionnelle. On est accouru de partout et ceux qui n'étaient pas enrôlés ont été frustrés. La hiérarchie a même dû se gendarmer pour que les équipes se reposent. Selon Bruno Descotes-Genon, les gens veulent participer à de tels événements. Mais cette mobilisation a aussi réactivé d'anciennes valeurs : « Ils vont voir ce que c'est qu'une entreprise de service public ». Le "ils" désignait pêle-mêle la Commission européenne, les concurrents privés, ceux qui affirment la priorité à la gestion, tout ce qui avait contribué à dévaloriser les sources de fierté d'antan. La direction d'EDF est maintenant confrontée à un défi : maintenir l'enthousiasme du personnel et tirer parti du génie dont il a fait preuve face à la catastrophe. C'est un enjeu du management aujourd'hui : comment, au quotidien, favoriser l'enthousiasme et valoriser l'héroïsme face aux aléas souvent cruels de la mondialisation ?
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